Le spectre d’Ogoki (épisode 8 de 8)

23 octobre 2012Sébastien Cloutier

[Dernier épisode : autour du feu, hallucination haptiques, monoculture]

Le « monde intérieur » est plein de spectres et de lumières trompeuses : la volonté est un de ces spectres.
Nietzsche

C’était la dernière journée de travail et la compagnie avait augmenté le prix de l’arbre d’un sou pour nous inciter à planter plus vite. Dans mon cas, ça ne changeait pas grand-chose : j’avais hâte d’en finir avec ce contrat et j’étais résolu à donner le maximum. À huit heures le matin, on me laissa devant un terrain avec des sillons de sable parfaits à l’avant et de la sphaigne ouateuse en bordure de la forêt. C’était « de la crème ». J’atteins un rythme effarant dès mon premier bag-up, et je chargeai le second et tous les suivants de cinq cents arbres. À midi, j’avais planté 2900 arbres et fermé le secteur. Invincible, je me dirigeai vers le fond du block, en espérant en trouver un autre du même modèle. Le forman Alex passa et m’indiqua de me rendre au bout de la route rejoindre une fille venue d’un autre camp nous prêter main-forte. Lorsque j’arrivai là, elle fumait tranquillement à côté des boîtes d’arbres. Nous nous entendîmes pour séparer le terrain en deux, mais dès que je mis les pieds dans ce massacre à la tronçonneuse, je m’emparai aussitôt des deux tiers. De retour à la cache, ma nouvelle collègue tenta de protester, mais je l’ignorai, éventrant une boîte pour en sortir les cinq cents cartouches de ma nouvelle mitraillette. Telle une machine à coudre, je vins à bout de toute ma partie et empiétai encore un peu de l’autre côté, puis englouti la dernière boîte dans mes sacs, plantant le long du chemin en retournant vers la sortie avec tout mon barda sur le dos.

De toute la journée, je n’avais mangé qu’une pomme et un sandwich aux bananes-beurre d’arachide, mais j’avais bu plus de onze litres d’eau, aussitôt sués, ce qui me faisait de grandes bandes de sel blanc sur ma chemise. En entrant dans le panel, je déclamai d’une voix tonitruante mon score, le meilleur que je n’ai jamais atteint : 5800 arbres.

Fatalité

Les fenêtres ouvertes laissaient entrer la poussière soulevée sur la Ogoki road. À l’occasion, dans ce travail, un joint s’imposait, et les meilleurs se fumaient sur le chemin du retour. Cinq ou six inhalations me suffisaient pour oublier tous mes maux et retrouver une zone de confort et d’oubli. Mais, à cette époque de grande santé, où la fumée et les rayons obliques du soleil suffisaient à mobiliser en moi de suaves pensées, je sortis vite de ma torpeur pour risquer un rapide balayage visuel sur les filles, bien ciselées en top sportif. Et tout juste à ma droite sur le banc, il y avait Lindsay, somnolente, abattue, mais comme nous tous soulagée. La délicatesse de ses épaules contrastait avec ses bottes à cap d’acier. La poussière et la saleté partout sur son visage n’enlevait rien à la joliesse de ses lèvres ourlées.

À mi-chemin cependant, on sentit un trouble dans la trajectoire de la camionnette, comme si nous étions passés sur un banc de sable mou. Le véhicule dévalait maintenant une colline et se dirigeait droit vers la rambarde d’un petit pont. Immédiatement, nous nous raidîmes sur nos bancs, assistants paniqués à ce qui devait irrémédiablement arriver : tandis qu’Alex tentait vainement de redresser la trajectoire du tombereau d’acier furieux, nous fonçâmes droit sur le parapet; la camionnette, déchiquetée par en dessous par le métal grinçant, s’avança sur quelques mètres, puis, immobilisée, se mit à tanguer. Par la fenêtre, je voyais les rochers et la rivière osciller… puis la machine versa.

Je mis quelques secondes à retrouver mes esprits. J’entendais autour de moi les lamentations des planteurs, et rapidement la consigne fut donnée d’évacuer, alors que l’eau s’engouffrait par les fenêtres éclatées. Tandis que Patof poussait dans un effort inouï la porte latérale retenue par le courant, j’aperçus Lindsay recroquevillée dans le fond de la camionnette. J’avançai vers elle à quatre pattes, en passant sous les dossiers des sièges, et lui enjoint de me suivre vers la sortie, mais je remarquai du sang couler en abondance de son bras gauche, qu’elle empoignait de l’autre main en gémissant. Elle était complètement affolée et refusait de faire le moindre mouvement. Elle pleurait et ne cessait de crier « my arm, my arm » dans un anglais saccadé et torve, comme insultée. J’essayai d’ouvrir les portes arrière, mais même une fois la poignée déclenchée, elles demeuraient scellées, imperturbables. Je parvins néanmoins, en me couchant sur le dos (je sentais les bosses du toit renfoncé par les rochers), à me placer de telle sorte que je pus leur envoyer une série de coups de pieds frénétiques, non sans avaler quelques tasses d’eau. Enfin, elles cédèrent, et Alex, déjà posté à l’arrière avec d’autres planteurs, nous aida à nous dégager.

Visiblement, Lindsay s’était cassé le bras. Elle se tenait en bordure de la route, en état de choc. Un autobus arriva au bout de trois quarts d’heures, pendant lesquelles je fumai une dizaine de cigarettes, rescapées des sacs gisants pêle-mêle au bord du ruisseau. On nous embarqua, nous partîmes vers le camp, et après une heure passée dans le stationnement du bush camp, un hélicoptère se posa pour emmener la jolie hipster des bois.

Retour

Le lendemain, nous pliâmes bagages et démontâmes le camp, tous encore un peu sonnés. Le surlendemain au matin, après avoir obtenu mon avance, je partis avec Christian vers Montréal. Nous parcourûmes les 1800 kilomètres d’un trait, ne nous arrêtant que pour manger. En ville, l’été battait son plein.

Bien sûr, il n’y eut jamais de spectre à Ogoki. Amateurs d’ectoplasmes, mes excuses. Pourtant, par une inclination naturelle de la psyché humaine, la tentation était forte de prêter à ces fumées, ces aurores, ces nuées d’insectes, une volonté propre.

De même qu’au souvenir persistant d’une jeune fille.

(Fin)


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