Brisons le silence complice

Catégories : Économie , Éducation

Cette lettre fait suite aux rencontres initiées par le collectif des professeurs et chargés de cours contre la hausse, de l’Université de Sherbrooke. Notamment le forum public du 22 novembre « Quel sens donner au printemps érable? » d’où il ressort, entre autres, la nécessité de défendre la légitimité des associations étudiantes.

Brisons le silence complice qui isole les étudiants sous le coup de la judiciarisation du conflit, pour leur faire porter individuellement le blâme d’un mouvement collectif. Le traitement réservé à Gabriel Nadeau Dubois, comme celui réservé à des centaines d’autres étudiants traduits en justice pour entrave sur la voie publique, ne peut être digne d’une justice qui se doit de reconnaitre à chaque citoyen son droit de parole et d’opinion, et ne devrait surtout pas faire porter la responsabilité d’un mouvement social à quelques individus qu’on isole. La menace qu’on atrophie progressivement la légitimité des associations étudiantes pèse sur nos universités et sur le rôle social qu’elles peuvent accomplir.

Les inculpations individuelles sont un maillon du processus ici dénoncé. L’avons-nous oublié? Nous étions 200 000 à manifester dans les rues de Montréal pour réclamer l’accessibilité pour tous à une formation universitaire, et quelques étudiants se retrouvent seuls pour en répondre, symboliquement, devant la justice. Nous étions des milliers à travers le Québec, jour après jour, à défiler pour appeler à préserver et améliorer les acquis de la société québécoise en matière d’éducation, et la responsabilité n’en incomberait qu’à une poignée d’individus? Gabriel Nadeau-Dubois aura-t-il incarné plus que tout autre la détermination populaire pour mériter un traitement dissuasif, voire un jugement exemplaire, qui découragerait à l’avenir toute critique collective? L’histoire des étudiants inculpés ne ressemble-t-elle pas à celle de Madeleine Parent, syndicaliste militante dans l’industrie du textile, arrêtée à plusieurs reprises sous le gouvernement de Duplessis et reconnue coupable, sous le même gouvernement, de conspiration séditieuse? Celle qu’on punissait hier est aujourd’hui présentée comme une avant-gardiste, un modèle de courage, de détermination et d’engagement social. L’histoire se répète et maintes fois posée, la même question revient : si le politique était la cause des rapports de forces entre le gouvernement et la CLASSE, la justice peut-elle vraiment sans ombrage servir d’outil de règlement? Ne risque-t-on pas d’avoir, encore, à conclure sur l’instrumentalisation de la justice au service du politique?

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Et qu’en est-il des étudiants anonymes du point de vue médiatique, qui subissent des procès pour entrave sur la voie publique, relatifs à une loi (500.1) relevant de la circulation routière (rien à voir avec la loi 12) et dont l’application se traduirait ici par des amendes de 500 à…3000$! Parce qu’ils ont osé bloquer une voie d’autoroute ou l’accès à un bâtiment symbole de l’économie galopante, nos étudiants sherbrookois ont été arrêtés puis entreposés sur un terrain de tir. Voilà le sort qu’on réserve à ceux que l’exercice de la critique sociétale tient à cœur et qui, les yeux tournés vers l’avenir, ont su laisser leurs craintes personnelles pour porter la noble cause de l’éducation supérieure vers un avenir qu’ils croient plus prometteur. Celles et ceux qui nous ont savamment servi une leçon de conscience intergénérationnelle au moment où les bien-pensants les fustigeaient et les infantilisaient (nombrilistes, individualistes, enfants gâtés), celles et ceux qu’on devrait remercier pour le réveil provoqué, pour l’intelligence des propos critiques et pour l’espoir social qu’ils ont insufflé, celles et ceux qui incarnent la richesse critique des savoirs universitaires en sciences humaines payent individuellement un lourd tribut ; n’est-ce pas l’essence même, critique, des disciplines sociales, qu’on sape? Comme société, nous devons craindre la dérive et le risque que la peur, via la répression, décourage la réflexion critique et augmente le désengagement. Veut-on nourrir ou réduire la démocratie?

La justice, en pays démocratique, ne devrait-elle pas s’abstenir de punir les prises de positions politiques de membres et de représentants d’organisations collectives, notamment en situation de crise, ni risquer de contribuer au jeu de la dissuasion relative à l’engagement et à la représentation collective? Parce qu’elle était massive, la mobilisation contre la loi 78, qui amalgamait responsabilité individuelle et collective a eu raison du bâillon imposé à l’expression de la démocratie ; les jugements en cours rappellent toutefois un arrière-goût de bâillon et portent encore un coup à la légitimité des associations étudiantes. Nous faudra-t-il ressortir nos casseroles pour alerter sur une dérive qui condamne isolément quelques individus, l’un ayant eu le courage de représenter la CLASSE sur la place publique dans un contexte politique qui lui était largement défavorable, les autres ayant eu le cran de maintenir leur mobilisation dans le même contexte politique, où, de surcroît, les forces policières étaient appelées à intervenir de façon parfois musclée contre les manifestants? L’avons-nous oublié?

Aux trois auteur (es) sus-mentionnés, tous professeurEs à l’Université de Sherbrooke, s’ajoute une cinquantaine de signataires dont la liste est disponible sur le site web d’Entrée Libre.


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