Une meilleure version de lui-même (6 de 8) | John Lennon au Tourne-Livre

16 septembre 2013Evelyne Papillon

La sortie au salon de thé m’avait appris que Vincent et moi avions une vision du monde assez différente. Mais je persistais à croire que s’il le connaissait mieux, ce beau grand monde, il aurait envie de s’y intéresser davantage. Je continue de penser que l’esprit de Vincent peut s’ouvrir, c’est une question de temps. Il me semble aussi que je ne dois pas m’arrêter à ses goûts pour ne pas entretenir les miens. Il est bon d’avoir chacun son univers, de ne pas fusionner sans discernement. On sera complémentaire la plupart du temps et les fois où on tripera sur la même chose avec la même intensité, le plaisir n’en sera que plus grand.

Nous nous sommes promenés dans le centre-ville, cet après-midi et j’ai eu envie de lui faire découvrir une belle petite place où magasiner : le Tourne-Livre. En plus, je connais un peu Pierre, l’un des propriétaires, et c’est toujours agréable d’arrêter discuter avec lui quand il n’a pas trop de clients. On entre et tout de suite, Pierre m’adresse un chaleureux sourire, puis me demande comment je vais. Vincent le regarde de travers.

-Tu le connais bien, on dirait.

-Lui, c’est Pierre, communément appelé John Lennon par mes amis parce qu’il en a un peu le look, avec ses lunettes rondes et ses cheveux mi-longs. Mais c’est vrai qu’il est pacifique aussi et spirituel.

-Ah, il est catholique pratiquant?, demande-t-il, plus en confiance.

Vincent est croyant. Nous divergeons là-dessus aussi. Je me suis rendu compte que les blagues de prêtre qui laissent un peu trop venir à eux les petits enfants le faisaient tiquer. Soit, je pouvais faire des efforts en sa présence, me censurer de temps à autre.

-Non, Pierre n’est pas catholique. Enfin, je n’en sais rien, mais quand je dis spirituel, je veux dire qu’il réfléchit au monde qui l’entoure, il aime philosopher…

-En tout cas, il avait l’air de t’apprécier pas mal.

-Ça doit être parce que je suis une bonne cliente. Regarde tout le choix de CD et de livres usagers, c’est chouette, non?

-Quand je veux quelque chose, moi, je l’achète neuf. Je ne vois pas l’intérêt de se gâter avec du vieux.

Ben, la planète le voit, l’intérêt, elle, et mon portefeuille aussi… Puis il n’y a pas que du très vieux stock, il y a aussi du matériel récent dont les gens se débarrassent. Je ne dis rien quand je suis fâchée, je me replie sur moi-même. Qu’il poireaute, tiens, pendant que je regarde la section francophone des CD. Justement, le dernier album de Mara Tremblay, le seul que je n’avais pas encore, y est. Vincent regarde sa montre. On n’est pas dans une boutique de linge pour dames, il pourrait au moins explorer un peu avant de dire qu’il n’y a rien ici pour lui!

À moment donné, j’ai envie de lui dire «Give books a chance», mais je pense qu’il ne comprendrait pas la référence à Lennon. En fait, je ne veux pas le savoir. Il se décide à regarder une bande dessinée. Il y a peut-être de l’espoir. «Imagine» s’il passait de la BD au roman et osait lire même de vieux classiques, car il en comprendrait toute la richesse. En fait, je divague, même moi j’avais du mal à faire des lectures obligatoires à l’école. Le mieux serait que ça vienne de lui. «Let It Be», oui, il faut que je laisse aller les choses.

Je n’ai pas à lui prescrire des activités, des façons de penser. «Give him a chance», c’est ça. C’est ce que je fais toujours, mais c’est la seule façon d’aller au bout de cette histoire. Et j’ai besoin qu’histoire il y ait. Parce que dans le fond, tout le monde vous le dira : «All you need is love». Puis il y en a, de l’amour, c’est moi qui gâche tout encore avec mes questionnements. Comme si me compliquer la vie c’était un passe-temps valable.

Je regarde Vincent avec un sourire malicieux et lui enlève la BD des mains. «C’est moi qui offre.» Il dit qu’il aurait pu se la payer lui-même, mais je pense que ça lui fait un peu plaisir, même s’il le cache bien. Au comptoir, je paie mon CD et sa BD inspirée d’un jeu vidéo. Les maudits jeux dont j’essaie de l’éloigner. C’est donc une preuve d’amour supplémentaire de ma part, ce cadeau. Je ne sais pas si c’est la musique classique que Pierre a fait jouer tantôt qui a adouci les mœurs, mais tout à coup, je ne veux plus me battre avec Vincent. «All we are saying is give peace a chance».


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