Jeter la sagesse avec les dents (Exercice d’indépendance, épisode 7)

9 décembre 2015Evelyne Papillon

Je n’ai pas particulièrement peur du dentiste. Du sang, des chiens pas attachés, de l’intolérance, du racisme et de la surconsommation, ça oui, et ça me suffit. Sauf que là, ce n’est pas un simple plombage qui m’attend. Encore moins un nettoyage bien innocent. Je n’ai plus six ans, période où le rendez-vous se terminait invariablement par une nouvelle brosse à dent, mais aussi une magnifique bague en plastique de molaire souriante. Ah, l’époque dorée du fluor à la gomme balloune…

Demain, je vais me faire enlever les dents de sagesse. Je ne sais pas trop à quoi m’attendre. Je n’ai pas été chercher sur les forums alarmistes au sujet des complications. Mon entourage s’en fait bien plus que moi.

J’ai acheté le nécessaire de soupes et autre manger mou. Je sais que j’aurai une prescription d’antidouleurs à ma sortie de la clinique et peu de jasette pour quelques heures. Je comprends que si l’intervention vire mal, cela me coûtera plus cher. C’est d’autant plus une raison pour moi de rester zen dans la mesure du possible.

Les dents de sagesse apparaissent sur le tard, de là leur nom, j’imagine. Je me demande ce qui arriverait si ma sagesse partait en même temps que mes dents. Tout à coup que la chirurgie agirait sur moi comme un terrible sérum de vérité, comme une incitation à me défaire des règles.

C’est vrai que j’ai été une enfant sage, bien avant d’être une adulte tranquille. Il y avait déjà en moi les graines du vivre et laisser vivre qui germaient. Les conflits m’horripilaient et je préférais perdre plutôt que de gagner en rabaissant quelqu’un. J’ai toujours voulu partager ma bonne humeur et cacher ma tristesse, la garder pour les moments seule, à l’abri des jugements.

Mais est-ce vraiment sage que de se taire si souvent? Le silence peut être d’or comme il peut être un enfermement. Quatre dents de sagesse en moins, oserais-je lâcher mon fou? Pas que les larmes, pas que la grogne, mais un plaisir, un relâchement. Être sage, ce n’est pas toujours suivre les règles et ménager chacun.

Je m’imagine bien changer de mode de vie complètement. D’abord, je parlerais à un inconnu par jour dans l’autobus. Des gens entre 7 et 77 ans, pour avoir d’autres points de vue sur le monde qui m’entoure.

Puis je ferais des muffins et j’irais en distribuer aux gens qui mendient au centre-ville, les mal engueulés comme les sympathiques.

Je me posterais devant les firmes d’avocat avec une immense pancarte «câlins gratuits».

J’arriverais à la SPA avec une portée de chatons en leur disant que je souhaite les faire euthanasier. Puis je dirais «Ben non, c’t’une blague!» et je leur trouverais tous un foyer aimant.

J’inviterais l’ex d’une amie à venir dormir chez moi pour se changer les idées. Et sans culpabilité, je me permettrais de m’intéresser à lui.

J’écrirais à l’ancienne amie du primaire qui m’a retracée sur Facebook que je suis encore blessée de l’intimidation vécue auprès d’elle, qu’elle a sûrement oubliée. J’ajouterais que je ne suis pas rancunière, mais que je ne vois aucune raison valable de prendre de ses nouvelles.

Je m’achèterais un billet pour un spectacle dont je ne connais rien. On appelle ça prendre un risque culturel. De la danse classique ou du métal, ça pourrait le faire.

Je dépasserais dans une file sans aucune raison à grand coup de sourire et de «excusez-moi» juste pour voir comment on se sent.

Je monterais le chauffage peu importe la facture d’électricité.

J’appellerais ma mère avant qu’elle ne m’appelle, juste pour prendre de ses nouvelles.

J’appellerais le service des plaintes d’une compagnie pour leur dire que leur produit est parfait.

Je me battrais pour un joli crayon durant le vendredi noir, au péril de ma vie et au risque d’avoir de l’encre partout sur moi.

Je n’achèterais aucun cadeau à Noël et je dirais à un enfant que le Père Noël n’existe pas.

– – – – –

Je reviens de chez le dentiste. Je n’ai pas du tout envie de faire des folies. J’ai pris un taxi pour revenir à la maison de peur d’être malade dans l’autobus. Je m’assois devant le téléviseur sans grignoter pour une fois. Je regarde des gens souffrir plus que moi dans une prison et je plane en toute légalité sur les antidouleurs.


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