Viva la revolución! (La nuit de Noël, épisode 7)

15 décembre 2016Pier-Luc Brault

C’est Doucenuit qui prit la parole en premier :

— Est-ce que tu penses à ce que je pense, Romarin?

— Je pense à toutes sortes de choses en ce moment, rétorqua le lutin.

— Romarin, tu ne comprends donc pas! Toutes les conditions sont réunies pour concrétiser la révolution dons nous rêvons depuis des années!

— Je ne vois pas où tu veux en venir.

— Voyons, Romarin, ouvre-toi les yeux! Le Prince meurt sans laisser de prétendant évident au trône. Tous les jouets corporatifs disparaissent à deux jours de Noël, et la bourse est en faillite. Puis, dans la même pièce, sont réunis une lutine et un lutin qui rêvent tous les deux de changer le monde.

Romarin commença à comprendre ce qu’elle avait en tête.

— La lutine en question, reprit Doucenuit, occupe le poste de directrice des opérations de la Société du Pôle Nord, ce qui lui donne accès à tous les véhicules de la corporation, y compris l’astronef. Le lutin, pour sa part, est l’heureux propriétaire de huit rennes qui ont déjà volé, et cache dans sa grange le vieux traîneau du Père Noël — ne le nie pas Romarin!

— Je ne nie rien. Si je colle les morceaux ensemble, je crois comprendre que tu es en train de proposer que nous utilisions les rennes et le traîneau pour distribuer des cadeaux à tous les enfants du monde, demain soir. Et puisque la quantité de poussière d’étoiles que je cache dans mon grenier n’est pas suffisante pour nous permettre de faire le tour du monde en une nuit, tu proposes que nous utilisions l’astronef pour aller en réclamer davantage à la Fée des Étoiles.

— Précisément, confirma Doucenuit.

— Mais pourquoi accepterait-elle soudainement de nous en fournir, après toutes ces années?

— Parce que nous pouvons lui promettre que la bourse va tomber et que nous restaurerons le vieil atelier!

Le visage de Romarin prit une expression perplexe.

— Je doute que ton poste de directrice te donne le pouvoir de restaurer l’atelier, Doucenuit. Et puis nous ne sommes pas sûrs que la bourse tombera, parce que si Simone devient monarque…

— Tu ne comprends toujours pas! s’exaspéra Doucenuit. Écoute, je ne suis pas juriste, mais je passe beaucoup de temps sur Wikipédia. Je sais donc ceci : la Constitution de la Principauté de l’Arctique prévoit que le titre de Prince soit passé de père en fils. Or, puisque le prince est mort et qu’il n’avait pas de fils, nous nous trouvons dans une impasse constitutionnelle. C’est donc le rôle du Conseil constitutionnel de décider ce qu’il faut faire pour lever cette impasse.

— Je comprends tout ça, Doucenuit, mais…

— Simone assume qu’elle sera nommée monarque lundi. Mais il n’est pas certain que les membres du Conseil l’entendront ainsi! En fait, nous pouvons tout à fait les convaincre de nommer quelqu’un d’autre… En l’occurrence, toi!

Romarin se gratta l’oreille, doutant qu’il avait bien entendu.

— Me… me nommer, moi?

— Penses-y! Si tu distribues les jouets demain soir, le monde entier te reconnaîtra comme nouveau Père Noël! Par ailleurs, tu auras sauvé Noël dès cette année, tout en prouvant que le Pôle Nord n’a pas besoin de jouer le jeu du capitalisme pour remplir sa mission. Tout cela aura beaucoup de poids auprès des membres du Conseil, et ils te nommeront prince. Ensuite, tu auras le champ libre pour fermer le Boreal Stock Exchange, restaurer le vieil atelier, et convoquer une assemblée constituante pour transformer la Principauté en une république moderne et démocratique, gouvernée par les lutins.

Les deux interlocuteurs restèrent silencieux un moment.

— En gros, tu veux faire de moi l’avant-garde du lutinariat, ironisa Romarin.

— En quelque sorte.

— Mais tu sembles oublier une chose : il n’y a plus de jouets à distribuer!

— Tu crois vraiment que je n’ai pas pensé à ça? La fée ne nous a plus fourni de poussière d’étoiles depuis quoi, trente ans? Sais-tu combien elle a dû en accumuler, de la poussière, en trente ans? Sais-tu tout ce qu’on peut réaliser avec autant de poussière d’étoiles?

— Je veux bien, mais la poussière d’étoiles ne permet pas de créer des objets permanents à partir de rien. Si nous l’utilisons pour faire apparaître des jouets, ils disparaîtront quelques jours après leur distribution.

— Je sais bien, Romarin! Mais la poussière d’étoiles permet aussi d’augmenter considérablement la vitesse à laquelle les lutins fabriquent des jouets, et l’effet augmente exponentiellement avec la quantité utilisée. Et je crois savoir qu’il y a un grand nombre de lutins dans ta maison, présentement.

— Plusieurs centaines, précisa Romarin. Et le nombre augmente d’heure en heure.

— Et je suis certaine que beaucoup d’entre eux travaillaient à l’atelier, à l’époque. Ils savent très bien fabriquer des jouets. Je suis sûre que tu peux les convaincre de mettre leurs compétences à profit.

— Mais avec quels matériaux?

— Tu as une sapinière, non?

— Oui, mais…

— On la rase. La poussière d’étoiles est aussi un excellent engrais, alors nous la ferons repousser en quelques jours après les fêtes. Entre temps, nous aurons distribué des millions de petites voitures en bois, de poupées en bois, de petits chevaux en bois, et j’en passe. Ça ne correspondra pas tout à fait à ce que la plupart des enfants auront demandé dans leurs lettres, mais ils seront ravis quand même, puisque leurs parents les auront préparés mentalement, depuis deux jours, à ne rien recevoir du tout.

Romarin prit un moment pour assimiler le tout avant de reprendre la parole.

— D’accord, je veux bien suivre ton plan, annonça-t-il.

Doucenuit prit un air radieux.

— Ravie de l’entendre, Romarin! Maintenant, retourne chez toi, et explique la situation à tes invités. Je te rejoins dans une heure avec l’astronef.

Doucenuit et Romarin se levèrent un après l’autre pour quitter la salle, puis l’édifice. Leurs chemins se séparèrent dans le stationnement, une fois qu’ils furent entrés dans leurs voitures respectives.

Lire la suite du roman-feuilleton La nuit de Noël n’est pas un dîner de gala


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