Féminisation lexicale au Québec: esquisse historique

28 octobre 2017Gabriel Martin
Catégorie : Féminisme

Grâce aux efforts du Collectif Sherbrooke féministe, la ville de Sherbrooke s’est engagée à adopter une politique de communication épicène et inclusive, apprenait-on le 19 juin dernier. Une telle action s’inscrit dans la continuité du débat sur la féminisation du français, qui a notamment été mis de l’avant par des femmes politiques, soutenues par l’Office de la langue française. Afin de rendre à Clio ce qui revient à Clio, c’est-à-dire de rendre son dû à l’histoire, voici un court récit de l’aventure, passée et actuelle, du mouvement sociolinguistique de la féminisation lexicale.

Dès la première moitié du 20e siècle, les formes féminisées attirent çà et là l’attention de chroniqueurs canadiens-français, qui se prononcent généralement en faveur de ces emplois. À titre d’exemple, le célèbre journaliste Louis Dupire passe cette remarque dans les années 1940: «Nous avons maintenant “30 femmes-pompiers” à Montréal, ont annoncé les journaux. Alors, ne vaudrait-il mieux dire: pompière? L’entrée de la femme dans les métiers et les professions n’impose-t-elle pas la féminisation des désignations: avocates, pharmaciennes, doctoresses, notairesses, et peut-être “chauffeuses”, conductrices de p’tits chars [tramway], policières, etc.» (Le Devoir, 7 janvier 1943, p. 1). Les remarques de ce genre demeurent toutefois ignorées à l’époque.

Il faut attendre la seconde moitié des années 1970, pour que la question de la féminisation des titres s’érige en véritable débat de société. Après l’élection du Parti québécois en novembre 1976, l’on se demande s’il conviendrait mieux d’utiliser le titre de présidente plutôt que de président pour désigner une femme occupant la présidence de l’Assemblée nationale. L’Office de la langue française (OLF) est saisi du dossier. «On m’a alors demandé d’étudier la question de la féminisation des titres, puisque les désignations de fonctions relevaient du secteur terminologique de la gestion, dont j’étais responsable à l’Office», se rappelle Marie-Éva de Villers, jointe à ce sujet.

En 1977, les recherches préliminaires menées par la terminologue portent l’organisme gouvernemental à se prononcer en faveur des appellations féminisées. À l’époque, une telle position était relativement audacieuse. Rappelons que le roman féministe L’Euguélionne, publié l’année précédente, était justement jugé comme révolutionnaire pour avoir mis de l’avant la féminisation linguistique. Marie-Éva de Villers confirme toutefois que ce n’est pas l’emblématique roman, mais bien les observations de linguistes de la francophonie qui ont inspiré ses travaux, aussi bien Ferdinand Brunot, Jean Dubois et Maurice Grevisse qu’Henriette Walter et Josette Rey-Debove. «Je me suis appuyée sur le fait que, dans le cas des êtres animés, notamment des humains, le genre est généralement motivé. La féminisation des titres relevait donc de la simple logique», précise-t-elle.

En 1979, alors que Lise Payette devient ministre, la question de la féminisation des titres surgit de nouveau: devrait-on l’appeler «madame la ministre», plutôt que «madame le ministre»? L’Assemblée nationale demande alors à l’OLF de se prononcer plus formellement sur la validité des titres féminisés. «Jean-Claude Corbeil, alors directeur linguistique de l’Office de la langue française, m’avait confié la tâche de répondre aux questions de Lise Payette et de l’Assemblée nationale», révèle la terminologue. Sur la base de ses recherches, elle rédige alors le premier texte officiel favorable à la féminisation. «L’avis de recommandation a été publié au nom de l’Office de la langue française, dans la Gazette officielle du Québec le 28 juillet 1979.», indique-t-elle.

Dans les deux décennies qui suivent, la féminisation s’enracine au Québec. Résistant à l’opposition qu’elle rencontre outre-mer, cette pratique contribue par ailleurs à l’affirmation du français québécois standard par rapport au français de France. En consolidant sa norme distincte, le Québec confirme en effet son statut de «copropriétaire» du français et cesse progressivement de se représenter comme une colonie périphérique à la mère-patrie.

La féminisation est si bien ancrée dans la norme dominante que l’emploi de certaines formes masculines pour désigner des femmes —comme on le fait encore en France avec «un écrivain»— est même perçu comme une «faute» par la plupart des locutrices et locuteurs d’origines québécoises nés après les années 1980.

Depuis quelques années, une nouvelle phase de la féminisation est enclenchée dans les milieux militants québécois. On commence à employer volontairement et avec confiance des féminins plus apparents (tels que «cheffe», «autrice», «poétesse», etc.), qui contribuent à visibiliser les femmes dans le discours, puisqu’ils se distinguent avec clarté de leurs pendants masculins. Baptisée «féminisation ostentatoire» par la récente Grammaire non sexiste de la langue française (2017), cette nouvelle pratique fera sans doute couler beaucoup d’encre.

Si le combat de la féminisation des appellations a progressé depuis les années 1970, il n’est certainement pas achevé et a sans doute encore bien besoin de fantassins —et fantassines!— sur le terrain.


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