Rapport de forces (Faucille et canne de Noël, épisode 3)

19 décembre 2017Pier-Luc Brault

Romarin avait quitté depuis peu l’édifice qui abritait son bureau ministériel. Au volant de son modeste véhicule, il parcourait les rues tranquilles de la cité de Trèsaunord, en direction de la route rurale qui allait le mener à sa demeure. Il décida de profiter de son temps de déplacement pour prendre des nouvelles du séjour de Doucenuit au Canada. En utilisant le système de communication main-libre de son véhicule, il passa un coup de fil à Lumineuse, la conjointe et attachée politique de Doucenuit. Ce fut une voix ensommeillée qui lui répondit au bout de cinq sonneries.

— Salut Romarin. Tu parles d’une heure pour appeler, il est minuit quinze ici!

— Ah non, désolé Lumineuse! J’ai encore oublié de prendre en compte le décalage horaire.

— J’imagine que tu veux des nouvelles?

Romarin fut soulagé que Lumineuse ne se formalise pas davantage de son erreur.

— Exact. Je présume que Doucenuit est avec toi?

— À un oreiller près, répondit la voix, toute aussi ensommeillée, de la présidente Doucenuit.

— Alors, comment ça se passe, chez nos voisins nord-américains? s’informa Romarin.

— Bof, pas beaucoup mieux qu’ailleurs. Trudeau se montre réceptif à ce que le Canada contribue à financer les activités du Pôle Nord, à condition que nous fassions affaire avec des entreprises canadiennes pour une portion substantielle de la fabrication des jouets. Remarque qu’il s’agit tout de même d’une posture plus conciliante que celle du gouvernement britannique, qui souhaite nous voir refiler la facture des cadeaux directement aux parents.

— Ou de Trump, qui veut nous empêcher d’entrer aux États-Unis! renchérit Lumineuse.

— Peut-être, répondit Romarin, mais avec tous les pays qui veulent qu’on fasse fabriquer les jouets par leurs entreprises, on va finir par mettre tous les lutins au chômage, ici!

— Je sais bien. Les demandes de tous ces pays, lorsque mises en commun, ne sont pas raisonnables.

Romarin prit un instant pour analyser la tournure de phrase qu’avait employée Doucenuit.

— Lorsque mises en commun? Tu veux dire qu’individuellement, tu trouves raisonnable de sous-traiter une partie de la fabrication des jouets à des corporations qui vont encore permettre à des milliardaires de s’en mettre plein les poches, tout en exploitant les parents des enfants pour lesquels nous travaillons?

— Évidemment que je n’ai pas envie d’enrichir des milliardaires! se défendit Doucenuit. Mais tu dois comprendre que les autres pays ont très peur des réformes que nous nous employons à appliquer ici. Ils y voient une menace à leurs entreprises locales, et ils n’ont pas particulièrement envie de financer cette menace.

Doucenuit se tut un instant, semblant chercher les bons mots pour formuler un commentaire délicat.

— Et puis, tu sais, pendant qu’on refuse de confier une partie de la fabrication des jouets à des entreprises étrangères, ce sont nos concitoyens et nos concitoyennes qu’on exploite, plus que jamais. Il faut se rendre à l’évidence: les lutins n’ont plus la capacité, à eux seuls, de fabriquer tous les jouets à distribuer aux enfants du monde entier. La population mondiale a trop augmenté, et la complexité de fabrication aussi.

Romarin ne put faire autrement qu’admettre que Doucenuit avait raison.

— Et dire que l’an dernier, nous avons pu fabriquer tous les jouets en moins d’une journée, dans une réunion de famille, soupira-t-il.

— Des jouets en bois, précisa Doucenuit, et avec l’équivalent de trente années d’accumulation de poussière d’étoiles.

— En plus, renchérit Romarin, nous sommes déjà à la merci d’un milliardaire. Si nous ne parvenons pas à un accord avec les gouvernements d’ici trois semaines, c’est ce salaud de Joseph Richman qui va devenir propriétaire de tout ce que les lutins ont créé dans la dernière année.

Joseph Richman était un puissant et malhonnête homme d’affaires qui avait accepté de financer temporairement les activités du Pôle Nord. Cette offre de financement venait avec une contrepartie empoisonnée: la République du Pôle Nord avait jusqu’au 21 décembre 2017 pour conclure une entente lui assurant un financement public de la part des pays riches, faute de quoi Joseph Richman deviendrait propriétaire de tous les jouets fabriqués cette année-là.

— Je constate, reprit Doucenuit après un moment de silence, que tu as bien compris, Romarin, que le rapport de forces n’est pas de notre côté. D’une façon ou d’une autre, nous devrons nous plier aux demandes des gouvernements. Sinon, les seuls enfants qui trouveront un cadeau sous leur sapin, cette année…

— Seront ceux dont les parents auront les moyens de les acheter auprès d’une entreprise de Joseph Richman, compléta Romarin.

Romarin tourna sur la route rurale menant à sa demeure, tout en cherchant une issue à leur épineux dilemme.

Le roman-feuilleton Faucille et canne de Noël est la suite de La nuit de Noël n’est pas un dîner de gala. Voici les épisodes de cette seconde saga:


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