La visite de Joseph Richman (Faucille et canne de Noël, épisode 9)

19 décembre 2017Pier-Luc Brault

Près de deux semaines s’étaient écoulées depuis le départ de Farandole et Paindépices. Tel que promis par la Fée des étoiles, aucun adulte ne semblait se soucier de leur disparition. Romarin et son épouse Marie-Noëlle semblaient avoir complètement oublié qu’ils avaient une fille à la maison, et il en allait de même pour les parents de Paindépices.

Tout le cabinet de la présidente Doucenuit était réuni dans une salle de conférence de l’édifice qui abritait jadis le Boreal Stock Exchange, sur Snowball Street. Outre Doucenuit, Lumineuse et Romarin, on trouvait aussi Atoca, de même que six autres lutins et lutines qui exerçaient diverses fonctions au sein du gouvernement de transition de la République du Pôle Nord. Tous et toutes arboraient une expression digne d’un rassemblement funéraire, et pour cause: ils attendaient l’arrivée du très désagréable Joseph Richman, le créancier du Pôle Nord. Ce dernier avait réclamé une réunion avec eux pour discuter de l’état des choses, une semaine avant la date fatidique où il deviendrait peut-être propriétaire de toute la production de jouets de la dernière année.

Personne n’avait le coeur à discuter en attendant l’arrivée du milliardaire. Les uns avaient le regard posé sur leurs téléphones, les autres sur leurs ordinateurs portables ou leurs tablettes électroniques. C’est avec quarante-cinq minutes de retard que Joseph Richman entra finalement en trombe dans la pièce, accompagné de sa jeune assistante. L’homme d’affaires était vêtu d’un chic costume deux pièces, et portait une moustache. Il serra la main de Doucenuit en faisant mine de devoir s’incliner, bien que la hauteur des sièges faisait en sorte que les lutins n’étaient guère plus petits que des humains lorsqu’ils étaient assis. Il fit d’ailleurs savoir à l’assistance que ces sièges étaient très inconfortables pour « les personnes de taille normale ».

— Commençons sans plus attendre, dit-il en anglais, je ne veux pas passer plus de temps que nécessaire dans ce pays frigorifiant. Cette réunion devrait déjà être commencée, ajouta-t-il en regardant sa montre.

Personne ne lui fit remarquer qu’il était arrivé avec quarante-cinq minutes de retard, ce qu’il ne pouvait mettre sur le dos d’une quelconque compagnie aérienne, puisqu’il ne voyageait qu’à bord de son avion personnel.

— Je sais que vos négociations avec les gouvernements ne vont pas bon train, dit-il.

— Je ne sais pas d’où vous tenez vos informations, mais nous avons eu un avancement significatif dans la dernière semaine, bluffa Doucenuit.

Ah, come on, cut the bullshit! rétorqua l’homme d’affaires. Vous croyez que je ne reçois pas de nouvelles de la part des personnes avec qui vous négociez? J’ai entendu votre dernière proposition ridicule: que 50% de la production des jouets soit répartie entre les pays contribuant à votre financement, sous la condition que les personnes ainsi employées soient payées au moins 15$ de l’heure, que leurs semaines de travail ne dépassent pas 35 heures, et qu’elles aient droit à un minimum de trois semaines de vacances payées par année. Et bien entendu, dans les pays où de telles conditions sont déjà la norme, vous réclamez que les travailleurs obtiennent encore mieux! Ce sera quoi, votre prochaine demande? Que la production soit plutôt confiée à des coopératives de travailleurs? ajouta-t-il en riant.

Romarin et Doucenuit se jetèrent un regard.

— Ça me rend presque triste de le dire, mais la partie est terminée, annonça le milliardaire. Lorsque j’ai conclu cet accord avec vous, j’étais de bonne foi. J’étais convaincu que vous alliez finir par entendre raison, et accepter les conditions proposées par les gouvernements pour parvenir à un accord assurant votre survie à long terme. Mais j’oubliais un détail important: les idéalistes comme vous n’entendent jamais raison. En réalité, si je suis venu ici aujourd’hui, c’est pour organiser la venue des transporteurs qui viendront récupérer la production de jouets jeudi prochain.

Il parcourut la table de conférence du regard, puis désigna Atoca de son index.

— Toi, là, le petit, ajouta-t-il en ricanant dans sa moustache, tu vas aller faire visiter les entrepôts de jouets à mon assistante.

— J’aimerais que vous vous adressiez à moi sur un autre ton, rétorqua Atoca en serrant les dents. Je suis ministre, après tout.

Joseph Richman s’esclaffa de plus belle.

— Tu as entendu ça, Sharona? dit-il à l’intention de son assistante. Le petit est ministre! Vous ne vous rendez donc pas compte à quel point vous n’êtes rien? Ce ne sera pas seulement votre production de jouets qui vous échappera, jeudi prochain. Une fois privé de fonds pour de bon, que deviendra votre pays, alors que toute la planète aura accepté que la distribution de cadeaux par le Père Noël est chose du passé?

— Vous sous-estimez notre résilience, monsieur Richman, affirma Doucenuit en faisant mine de croire à ce qu’elle disait.

Cette déclaration eut pour effet d’amplifier encore les rires de son adversaire.

— Et bien moi, je vous parie ce que vous voulez que dans six mois, le reste de la planète aura déjà cessé de reconnaître votre État. Votre territoire sera devenu un terrain de jeux pour les forces armées de tous les pays ayant un pied dans l’Arctique. Votre beau dôme et tous les bâtiments qu’il abrite seront rasés. Quant à votre population, je lui souhaite que la communauté internationale daignera appliquer les droits humains aux lutins. Autrement, vous finirez sans doute tous et toutes empaillés, sur les tablettes des magasins, à l’aube du prochain Noël, prêts à venir jouer des tours dans les maisons des enfants dont les parents choisiront de faire mine que le Père Noël existe encore. Et si tel est le cas, ma très chère Doucenuit, je vous assure que je paierai ce qu’il faudra pour faire de vous la lutine personnelle de mes enfants.

L’homme laissa le temps à sa méchanceté de faire son effet, avant de reprendre, cette fois sans l’ombre d’un rictus:

— Maintenant, l’un d’entre vous va gentiment aller faire visiter les entrepôts de jouets à mon assistante.

— Non, répondit Doucenuit d’un ton catégorique. Jusqu’à jeudi, l’accord que nous avons conclu avec vous ne vous accorde aucun droit. Vous allez donc quitter Trèsaunord sur-le-champ. La sécurité se fera un plaisir d’escorter votre assistante et vous à l’aéroport.

Joseph Richman fixa Doucenuit longuement, avec un regard de mépris hors du commun, puis tourna les talons et quitta la pièce, suivi de son assistante.

Le roman-feuilleton Faucille et canne de Noël est la suite de La nuit de Noël n’est pas un dîner de gala. Voici les épisodes de cette seconde saga:


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