La foire

8 juin 2019Daniel E. Gendron
Catégorie : Fiction

Un croissant de lune orangée lorgne la terre comme un clin d’œil sur le firmament. Le ciel est clair, presque dégagé. Des lambeaux de nuages s’effilochent tout autour de l’astre nocturne. L’air est tiède. Une brise légère souffle sur le pays tout entier. Ces nuits de clairs-obscurs enchantent l’imagination. Elles découpent les reliefs des paysages et les fantômes de la forêt se glissent entre les silhouettes des arbres en mouvement. Au loin, les rumeurs du village bouillonnent de vie et appellent à la veille.

On danse puisque c’est la fête. Bientôt, le mois d’août arrachera sa part d’été au mois de juillet. Pour l’occasion, des chapiteaux sont montés sur le site de l’exposition régionale de St-Villerin des prés. Une fanfare, des clowns et un corps de majorettes animent un tréteau. En cette semaine de fête populaire, les cultivateurs du secteur ont amené leurs plus beaux animaux pour les exposer au grand public. Hector, le petit dernier de la grosse famille des Bernier, a amené, quant à lui, un remarquable cochon, Cokotte. Son intention est de démontrer, à tous ses compétiteurs, qu’il possède la plus grosse truie de la région.

Afin de présenter son animal sous son jour le plus beau, le jeune cultivateur habille sa bête d’une cape rose lui couvrant le dos et tombant à la hauteur de ses pattes. Ainsi vêtue, Cokotte paraît coquette, presque aristocrate.

L’enclos dans lequel est confiné l’animal s’aligne le long de l’allée principale qui traverse le terrain. Y sont exposés vaches, chevaux, moutons et volailles. Dans cette basse-cour, les cris des divers animaux s’entremêlent. Ils accueillent bruyamment les visiteurs, les curieux et tous les intéressés par les nouvelles technologies agricoles.

Au centre du site, un restaurant sert des plats du terroir. Des liqueurs, de la bière, des vins, des cidres et du café sont offerts en accompagnement aux savoureuses assiettes que propose le menu. Un homme s’avance au centre de la terrasse. Il est vêtu d’une chemise à carreaux rouge et mauve, d’un jeans délabré et d’une paire de bottes de caoutchouc. Il s’installe devant un microphone et lève bien haut un profond chapeau.

—Voici le temps venu du tirage moitié-moitié, dit-il avec un large sourire endimanché.

Sur ces mots, il lève la main droite. Il décrit un large mouvement de l’avant-bras puis il puise dans son couvre-chef un billet qu’il exhibe aussitôt au public attablé au resto.

—L’heureuse gagnante ou l’heureux gagnant est le deux deux sept neuf trois un.

Une voix s’écrie aussitôt: «Bingo!»

C’est Hector. Il se précipite auprès du maître de cérémonie pour prendre possession de son prix. Puis, saisissant le micro, il déclare avec enthousiasme:

—Avec cet argent, Cokotte et moi nous nous inscrirons au concours agricole national.

Cette victoire aurait pu leur fournir un laissez-passer pour de plus grands honneurs, mais un incident invraisemblable vient ruiner le rêve d’Hector. Voici de quoi il retourne: Le concours était terminé. Cokotte avait reçu un premier prix. Jusque-là, tout était bien. Hector s’apprêtait à faire monter sa truie dans sa remorque lorsque surgit une camionnette sur l’allée principale. Elle dévalait la promenade en frôlant à vive allure les fêtards et en terrorisant les promeneurs. Hector eut tout juste le temps d’éviter le bolide, mais Cokotte n’eut pas cette vaine. Elle fut frappée de plein fouet. Elle roula sur le sol et elle fut tuée sur le coup en poussant un cri déchirant. Hector fut ravagé.

Il y eut chasse à l’homme. On attrapa le fautif. Un exalté en mal d’émotions fortes. Quel cauchemar. Il aurait pu y avoir des morts. En tout et pour tout, seulement un cochon, mais quand même, un couronné, un trésor, un champion. Pauvre Hector.

L’étourdi plaida le coup de folie. Facile. Le juge en tint compte. L’homme écopa d’un court emprisonnement. Il dut suivre une thérapie pour soigner ses petits nerfs et promettre de ne plus remettre les pieds sur le terrain de l’exposition.

Hector fut indemnisé, mais rien ne remplaça Cokotte. Justice avait pourtant été rendue. Le juge avait opté pour une réhabilitation. Pour se consoler, Hector s’acheta un poney de selle, idéal pour les fêtes foraines. Le souvenir de Cokotte allait-il s’évanouir? À fréquenter les foires ici et là, sûrement pas.


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