L’agriculture biologique : une impasse pour nourrir la planète?

14 septembre 2020Collectif Entrée Libre

L’AGRICULTURE BIOLOGIQUE ET LOCALE N’A JAMAIS ÉTÉ AUSSI POPULAIRE. POURTANT, LORSQUE L’ON FAIT LE CALCUL FROID ET RATIONNEL DES IMPACTS DE CETTE PRATIQUE SUR LE TERRITOIRE, ELLE NE SERAIT PAS LA PANACÉE. L’INGÉNIEUR ÉCOLOGUE ET PROFESSEUR EN AGROENVIRONNEMENT À L’UNIVERSITÉ LAVAL SERGE-ÉTIENNE PARENT REMET EN CAUSE CERTAINS DE NOS A PRIORI. SI LE DISCOURS SCIENTIFIQUE A REPRIS DE LA FORCE PENDANT LA PANDÉMIE, LE MIEUX EST DE L’ÉCOUTER MÊME QUAND IL NE FAIT PAS NOTRE AFFAIRE.

Entrée Libre : privilégier l’agriculture de proximité et selon des méthodes qui utilisent moins de produits chimiques semble le bon sens non ?

Serge-Étienne Parent: Un produit chimique est un assemblage d’atomes, donc à peu près tout est chimique. Autoriser l’utilisation d’un produit en agriculture biologique est basée sur la « naturalité » du processus de fabrication et non pas sur sa toxicité. On ne peut donc pas présumer des impacts écologiques ou sanitaires d’un produit par son homologation ou non pour l’agriculture biologique. Les pesticides sont différents les uns des autres, mais bio ou non, ils risquent de porter atteinte aux écosystèmes — tout le monde est pas mal d’accord qu’il faut les utiliser avec modération et précaution. Mais il ne faudrait pas en faire une diversion pour éviter de remettre en question le problème de l’expansion de l’agriculture. Car lorsqu’on utilise un territoire pour produire de la nourriture, on est plutôt dans une dynamique de suppression des écosystèmes, pas d’altération. Pour ce qui est de l’agriculture de proximité, la distance parcourue par un aliment est un mauvais indicateur d’impact écologique car le transport ne constitue que 6 % des émissions totales de l’agriculture. Somme toute, mieux vaut choisir des aliments à faible impact et les produire là où c’est le plus propice de le faire.

EL : donc l’agriculture biologique est une impasse ?

S-É P : Les plus faibles rendements en bio font reposer ses impacts écologiques sur une plus faible quantité d’aliments. Les impacts sur le territoire ont beau être plus faibles, on pourrait obtenir de meilleurs impacts territoriaux également en conventionnel simplement en diminuant les rendements. Mais diminuer les rendements veut dire qu’à consommation égale il faudrait déforester pour avoir plus de terres à cultiver, ce qui n’aurait aucun sens. Les fertilisants « naturels » utilisés en bio n’apparaissent pas de nulle part. Ce sont souvent des minéraux minés, comme en conventionnel, mais n’ayant pas subi d’altération chimique. L’azote provient parfois de légumineuses sous forme d’engrais verts, c’est-à-dire qui ont été cultivées en régie bio sur des terres puis qui ont été enfouies pour accueillir la prochaine culture. Les surfaces de terres agricoles occupées pour la production d’engrais bio sont donc importantes et ne sont pas comptabilisées dans la surface d’exploitation bio. Les engrais produits à base de fumiers sont produits par des animaux qui consomment des plantes nourries entre autres avec des engrais synthétiques. Donc oui, le bio est une impasse sur le plan écologique. Mais ça ne veut pas dire que les modèles d’affaires ne sont pas rentables !

EL : mais l’agriculture conventionnelle intensive est responsable d’une détérioration des sols, d’un accaparement des ressources en eau et d’une diminution de la biodiversité. Sans parler des conséquences économiques et sociales du modèle de monoculture exportatrice. Est-ce ce modèle que l’on doit poursuivre pour les prochaines décennies ?

S-É P : L’agriculture est une perturbation d’un écosystème pour qu’il se mette au service de l’humain, principalement pour le nourrir. Le plus grave problème est que l’on a converti de trop grandes surfaces pour combler des besoins insoutenables. L’agriculture intensive est un principe qui permet de limiter l’empreinte humaine. Elle fait partie des solutions. La monoculture ou les rotations peu diversifiées sont en effet un problème. Si on cultivait plus directement pour les humains au lieu d’allouer la plus grande partie des terres pour nourrir des animaux de ferme, on produirait certainement des aliments plus diversifiés, tout en demandant bien moins de surfaces en culture. En ce qui a trait aux exportations, elles sont nécessaires. Si l’on désire diversifier nos aliments, et les cultiver là où c’est écologiquement, socialement et économiquement adéquat, il faut s’inscrire dans une dynamique de partage et non pas de chacun pour soi. C’est d’autant plus important dans un monde où plusieurs régions du monde souffrent des politiques alimentaires nationalistes. Par ailleurs, le Programme alimentaire mondial lançait l’alarme en avril en disant qu’ « affamer son voisin n’est pas une bonne politique ».

Entrée libre : quels sont les grands enjeux pour développer un système agroalimentaire qui nourrit la planète sans détruire l’habitat et permet aux paysan.nes de vivre de leur travail ?

S-É P : On peut regrouper ces enjeux en deux grands écarts : l’écart de rendement et l’écart de diète.
L’écart de rendement est la différence entre les rendements obtenus et les rendements atteignables avec les technologies actuelles. Plusieurs pays produisent beaucoup moins d’aliments que leur terre est capable de fournir, faute d’accès aux intrants modernes et aux technologies. Pour des paysans défavorisés, produire davantage permet de s’affranchir de la faim, d’affranchir les enfants du travail au champ, d’ouvrir leurs opportunités de vie, etc. Pour une société, des gens qui ne sont pas voués au travail au champ peuvent accéder à une grande diversité de métiers, d’accéder à plusieurs services, d’améliorer leur qualité de vie, etc.
La notion plus récente d’écart de diète, liée à l’efficacité d’un système agroalimentaire, est la différence entre les calories pouvant être consommées par les humains et celles se retrouvant effectivement dans le système alimentaire. Les pertes d’efficacité sont principalement dues au passage trophique de la culture à l’élevage et aux pertes alimentaires (lacunes dans l’entreposage et la logistique, aux procédés alimentaires et au gaspillage individuel). Si en général l’agriculture bio ou locale n’améliore pas les impacts écologiques, les diètes davantage (voire complètement) végétalisées ont un impact positif majeur. Adoptées à l’échelle d’une société, elles permettront de réduire l’impact territorial de l’agriculture, de réduire les émissions de gaz à effet de serre, de réduire les ponctions d’eau, les nécessités en fertilisants et en pesticides, etc. Les producteurs et productrices agricoles peuvent améliorer leurs pratiques, mais le levier le plus important est dans l’assiette des consommateurs.


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