BABYSITTER

3 juin 2022Souley Keïta
Catégories : Chronique , Cinéma

Une critique sans (trop) divulgâcher.

Un pur délice!

Ce qui reste après un visionnement de film n’est jamais un vestige qui se doit de disparaître. Pour tous ces films qui laissent une trace indélébile, on les emporte avec nous. On réfléchit sur ce film pour lui accoler les mots qui le définissent au mieux. On le partage encore plus avec entrain lorsque cela se mérite, parce que finalement on ne passe pas simplement un bon moment, mais un pur moment de cinéma. De ces multiples genres déstructurés, de ce pur délice cinématographique, scénaristique, j’ai envie de vous parler de Babysitter de Monia Chokri (La femme de mon frère) et scénarisée par Catherine Léger (Charlotte a du funLa déesse des mouches à feu). 

Ce film donne à voir une comédie corrosive (merci!) sur les tendances d’une certaine époque où beaucoup de choses semblaient établies sans que l’on puisse les changer. Mais pas uniquement, je soulignerais l’audace de son langage cinématographique virevoltant, maîtrisé pour aborder une étendue considérable de sujets, des images de la femme dans certains genres cinématographiques et par prolongement dans la société. 

Il est plaisant de se dire qu’un film ne sera pas vu une seule fois, car l’amas de questions est impressionnant et que j’ai un besoin vivace de le revoir. Revoir inexorablement le pouvoir du regard féminin qui s’impose et s’expose au travers de ce film, et je l’espère, dans la société.

Oui à la comédie, sans oublier les messages.

On replonge dans ce film avec l’inacceptable qui trop souvent était accepté, celui d’un baiser forcé déposé sans avertissement et consentement sur la joue d’une journaliste (Ève Duranceau) par la désinvolture de Cédric (Patrick Hivon) dont il est le seul, avec des amis aux basses mœurs, à rire de cela. Pourtant, rattrapé par ce geste, il se lance dans une thérapie avec l’aide de son frère intello (Steve Laplante), celle de juger sa misogynie tout en délaissant sa femme Nadine (Monia Chokri), en proie à une dépression post-partum.

On se rappellera bien trop souvent que l’on a pu voir en France, au Québec et dans tant d’autres pays ces êtres qui croient jouir d’un pouvoir sur les femmes, les communautés. Le monde s’éveille! 

Entrée Libre a eu l’opportunité de s’entretenir par téléphone avec la réalisatrice, actrice Monia Chokri et l’acteur Steve Laplante :

Souley Keïta : Première image, première question. On tombe très vite dans votre langage cinématographique, ce ping-pong visuel qui instaure une violence dans un monde que l’on a du mal à suivre, était-ce important de souligner que l’on se doit d’avoir des yeux sur l’inacceptable ?

Monia Chokri : J’avais envie de montrer le personnage principal qui pose un geste d’agression et qui est enivré par l’atmosphère autour de lui. Je pense qu’on est la construction de notre environnement et qu’il y a une forme d’agression dans ces images que l’on reçoit que ce soit par la violence, que ce soit par cet état de soumission, notamment avec ces filles qui sont dévêtues. Je voulais que le spectateur ressente cet état agressif pour vivre de manière sensorielle ce que la journaliste va endurer dans la scène qui va suivre. 

Souley Keïta : Les faux semblants, on parle souvent d’appropriation d’un sujet lorsqu’on ne laisse pas le champ libre aux concernées. Dans le langage cinématographique de Monia Chokri, vous apparaissez très souvent, trop souvent, en première ligne et la cause que vous défendez, c’est-à-dire les femmes, est en arrière-plan, sans véritablement leur laisser la parole. Il y a la scène aux allures de Rosemary’s baby qui fait état de cela avec cette babysitter en détresse uniquement à vos yeux. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Steve Laplante : Ce personnage à un égo surdimensionné qui le mange littéralement, il pense qu’il a beaucoup d’influence. Par ailleurs, il y a une scène où on le voit faire étalage de tant d’effronterie à l’égard de Nadine, dans une scène aux dialogues punchés. Il y a des skills sociaux qu’il lui manque. Les scénarios de Catherine Léger posent plus de questions, qu’ils ne donnent de réponses, ce qui fait qu’en tant que spectateur, on cherche notre place, ou se situer par rapport à une situation. Elle passe son temps à nous déstabiliser.

Souley Keïta : J’ai l’impression que le personnage que vous jouez ne sait pas où se placer dans cette société et qu’il y a sans cesse une volonté de fuite, est-ce que c’est difficile de trouver sa place ? 

Monia Chokri : Mon personnage vit une dépression post-partum. Elle vit ce que la société attend des femmes, c’est-à-dire qu’une femme doit être complète. Le sommet de la féminité serait d’accoucher, d’avoir un enfant et après, vu que l’on est dans une société de la productivité, de cacher ces femmes, ces femmes au dérapage hormonal, on cache ces corps qui ont donné la vie, car leurs corps ne sont pas remis en place, ou dans les standards de la beauté. C’est cela que je voulais mettre de l’avant, ces femmes qui témoignent qu’après l’accouchement, elles sont comme des fantômes, elles sont dépossédées d’elles-mêmes et on ne leur porte plus trop d’intérêt, car on se focalise sur le bébé qui l’accompagne. Mon personnage n’a pas de place sociale.

Souley Keïta : J’aime bien l’idée d’interpréter ce que je vois dans un film, je vais m’essayer. À travers ton film, je ressens des genres de films où l’on a écorné l’image de la femme, un peu à l’image de Rosemary’s baby, Mulholland drive, Suspiria. Est-ce que tu soulignes à travers ton film que le cinéma est également enfermé dans des réalités de certains réalisateurs ? 

Monia Chokri : Lorsque je crée une œuvre, je réfléchis comme une artiste et non pas comme un genre. Je ne suis pas militante de mon genre, car je ne vais pas me dire que je dois filmer de telle manière pour dénoncer. Cela dit, tout cela s’intègre dans mon travail, dans mon art, car ce sont des choses qui me préoccupent, donc même inconsciemment cela s’intègre. C’est vrai qu’il y a une volonté d’utiliser le genre (cinématographique) de l’horreur, de l’érotisme, car ce sont des genres qui ont tendance à malmener les femmes lors de certaines périodes et que c’est intéressant de  triturer (les genres), de les renverser pour donner du pouvoir au regard féminin.

Souley Keïta : À travers votre personnage qui veut tellement en faire, on flirte avec la caricature, une caricature du personnage qui met en doute les raisons de son implication. Pouvez-vous nous en dire plus? 

Steve Laplante : Jean-Michel est un journaliste qui lorsqu’il a vent de l’histoire de Cédric, son frère, décide de le planter dans un des articles du journal. Sous des discours bien-pensants, on découvre un personnage qui veut se mettre de l’avant. Plus le film va avancer, plus on va voir que bien qu’il ait un discours défendable, on va se rendre compte que petit à petit sa volonté est de braquer les projecteurs sur lui et d’attirer les regards. C’est un profiteur, un personnage égocentrique et plein de gros défauts avec comme point de mire de voir la femme vulnérable et de la sauver. Cela cache une grande insécurité de sa part.  

Souley Keïta : Il y a des scènes marquantes où tu apparais toujours en arrière-plan de ces hommes qui discutent des conditions de la femme, malgré les deux ans qui sont passés après avoir tourné ce film, rien ou peu de choses ont changé, car la femme est toujours en arrière-plan ?

Monia Chokri : Je pense qu’il y a un exemple probant aux États-Unis où des juges, des hommes, décident du droit des femmes à avorter. Je pense qu’à ce jour, il y a encore une infantilisation où l’on met toujours la parole des femmes en doute. C’est systémique. Ce ne sont pas que les femmes, ce sont les différentes communautés qui vivent des situations de précarités sociales et que l’on a tendance à moins leur donner la parole. Il y a cette impression que des gens pensent que l’on doit réfléchir pour eux, pour nous. Une femme doit se battre pour faire entendre ses idées et c’est le cas aujourd’hui.

Souley Keïta : Sur un journal, il est fait mention du désastre immobilier, à travers votre film, il y a une nécessité de faire tomber le château de cartes où tout ne repose que sur ces hommes qui ont réponse à tout alors qu’ils sont le fardeau de tout ce qui impose, tout ce qui est connoté. Peut-on simplement dire que finalement les « invulnérables » ont besoin d’être aidés pour comprendre des réalités ?

Monia Chokri : Je pense surtout qu’ils auraient besoin de se taire un peu et d’entendre les autres. Je pense qu’il y a un manque criant d’écoute et une des pierres angulaires, c’est qu’au lieu de se taire, il y a une certaine catégorie d’homme qui se sont élevé, et surtout, qui croient qu’ils ont raison ou qu’ils parlent plus fort que les autres. C’est une tendance qu’il faudrait inverser.

Steve Laplante : Pour revenir dessus, je pense que mon personnage a besoin de cacher sa vulnérabilité, son insécurité de voir le monde évoluer. Ce qui est particulier avec Jean-Michel, c’est que l’on pense qu’il a raison et puis on le suit pour se rendre compte qu’il manipule son frère, cette histoire. Il a besoin également de se présenter en grand sauveur alors qu’il ressort amoindri à mes yeux, car avec l’émancipation de la femme, il ne sait plus où se mettre.

Souley Keïta : Le personnage de Stellan Skarsgärd dans Nymphomaniac était un personnage qui est rempli de bonnes volontés, un peu à l’image de votre personnage, la déception fut immense lorsqu’on s’aperçoit de vos défauts. En fin de compte, est-ce qu’on peut souligner qu’il n’y a pas tant de différence avec votre frère ?

Steve Laplante : Je trouve que le personnage de Cédric est beaucoup plus défendable dans un sens où il pose un geste reprochable et qu’il est pogné avec cela, finalement il essaye de faire la bonne chose de se racheter et de se réhabiliter. Alors que pour Jean-Michel, c’est le contraire, car il se sert de tous les évènements pour ressortir gagnant, ou du moins, essayer de l’être. Avec la babysitter, cela sera différent, car elle l’envoûte totalement et le déstabilise. Dans une scène, qui devient un peu cauchemardesque, il perd totalement le contrôle. C’est un personnage qui vire à 180° dans certaines scènes parce qu’il voit Nadine être en désaccord. C’est le génie de Catherine Léger, la scénariste, qui avec fluidité peut permettre à un personnage de changer d’idée dans la même scène, notamment parce qu’aux premiers abords, le personnage a des racines fragiles dans ses discours.

Souley Keïta : On pourrait s’arroger de croire au phrasé de Rousseau qui disait que l’homme naît bon, mais la société le corrompt comme avec votre personnage qui se cherche des excuses, avant tout votre film met en place une évidence : la responsabilité. Estimes-tu qu’il est enfin temps de se responsabiliser ?

Monia Chokri : Oui, je pense surtout que les gens qui agressent doivent se responsabiliser, car c’est un problème. Pour avoir vu des situations de violences conjugales, des gens accusés par #MeToo, il y a un dénominateur commun, celui du déni, celui de déresponsabilisation de leurs actions et je pense que c’est un pas à faire.

UUn film à voir, à revoir et à voir une troisième fois à La Maison du Cinéma, dès ce vendredi 3 juin, tant il est fourni dans son langage cinématographique, dans ces dialogues percutants, frappants et dans un scénario déstabilisant. Ce film est un bonbon des plus délicieux.


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