« Sans convergence des luttes, le féminisme c’est du développement personnel. » Je n’en reviens encore pas du mépris de cette phrase, malheureusement entendue de la bouche d’une personne que j’aime. L’idée que le féminisme puisse être léger m’est particulièrement étrangère.

 

Le féminisme est toujours une révolution, qu’elle s’opère en privé ou en public.

Et d’ailleurs, je me pose sérieusement la question : est-ce que ce serait si mal que ça que le féminisme soit du développement personnel ? Après tout, l’expérience individuelle compte dans les changements de société, non ? Nos manières d’être en couple et dans l’intimité, le partage des tâches ménagères, le care, etc. : ce sont toutes des choses en apparence banales à révolutionner. Et puis, les braises d’une conscience féministe commencent souvent à rougeoyer lorsqu’on expérimente soi-même les inégalités ou le sexisme dans son couple, dans sa famille ou son entourage. Ces expériences mettent directement en péril notre bien-être personnel, non ? Et remettre en question son couple, sa famille, son entourage, c’est après tout partir en guerre contre des choses difficiles à ébranler. C’est en vivant la domination de leur père, de leur mari ou de leur famille que les femmes ont constaté l’ampleur des inégalités et en en parlant tout simplement entre elles qu’elles ont bien vu que ces violences n’avaient rien d’anecdotique.

Bien sûr, la notion d’intersectionnalité n’est pas forcément présente dans ce genre de réflexions. Mais elle n’est jamais bien loin : les femmes sont les plus pauvres et historiquement ce sont toujours elles qui sont sorties en premier dans les rues. Évidemment, les premières femmes qui ont eu les moyens de le faire étaient bourgeoises (et ce sont aussi elles que l’histoire a le plus retenues). Rappelons quand même que les plus privilégiées n’ont pas vraiment eu les moyens de gérer de l’argent et perdaient leur identité juridique quand elles se mariaient. Jusqu’en 1964, pour signer un chèque, ça prenait l’autorisation de leur mari et jusque dans les années 1970, elles devaient obéissance à ce dernier.

Si on descend dans l’échelle sociale, les révoltes ouvrières ont toujours été menées par des femmes qui les ont théorisées et articulées aux mouvements de libération des femmes. Je pense à Léa Roback, Emma Goldman ou Madeleine Parent. Les féministes se sont toujours mobilisées contre la guerre, contre le manque d’éducation, contre le racisme, le capacitisme, etc.

 

La lutte pour l’égalité des genres est toujours une lutte pour l’égalité des classes, car le genre est hiérarchisé et détermine notre place dans la société, quoi qu’on en dise. Est-ce si difficile à comprendre ?

– Viens avec moi à la manif, ai-je demandé à cette même personne qui m’est chère tout récemment.
– À quoi ça servirait ?, a-t-elle rétorqué.
– Ç’aurait servi à voir la force de notre solidarité. À montrer que je ne suis pas la seule qui apparemment se lamente le ventre plein, du haut de mes privilèges. Mais malheureusement, même les plus privilégiées font l’expérience du sexisme.

Je trouve ça crève-cœur de se faire traiter avec autant de condescendance par des personnes qui ne se battent pour rien. Je trouve ça abominable de retrouver l’appartement silencieux en revenant des manifs qui m’ont soulevée et transportée au cœur d’un microcosme où nous sommes crues, entendues, accueillies, célébrées. C’est à ça que ça sert, les manifs, encore plus qu’à forcer les gouvernements à nous écouter. Ça sert à nous rappeler que nous ne sommes pas folles de nous battre et qu’ensemble nous pouvons déplacer des montagnes, même si déplacer des montagnes ça veut parfois dire être là les unes pour les autres. Partager la colère et l’indignation, c’est déjà beaucoup. Dans un monde qui nous répète sans cesse que nous ne valons rien, ça fait quand même du bien.

 

Le féminisme est toujours une révolution, qu’elle s’opère en privé ou en public.

Mais peut-être qu’à force de le voir comme une « affaire de bonnes femmes » ou comme une chose frivole plutôt que de le considérer comme un mouvement à part entière, on en vient en effet à penser que c’est juste un truc que les femmes brandissent pour casser l’ambiance.

J’ai peut-être plein de privilèges, mais j’ai aussi plein de connaissances en Histoire des droits des femmes qui ne servent à rien, car on ne m’écoute jamais quand j’en parle (parce que l’Histoire des femmes ce n’est pas de la vraie Histoire). J’ai peut-être plein de privilèges, mais je me sens parfois dépossédée de mon pouvoir. Pour ceux qui ne souhaitent pas voir leur place remise en question, effectivement, peut-être que le féminisme ne sert à rien. C’est peut-être moins menaçant de le voir comme du développement personnel que de le considérer comme un profond changement de société.

 

 

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