Considérations sur le suicide et ses victimes

Date : 10 septembre 2017
| Chroniqueur.es : Alysée Lavallée-Imhof
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«Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux: c’est le suicide», écrivait Albert Camus en guise d’ouverture dans Le mythe de Sisyphe. Le sujet que je m’apprête à explorer dans le présent texte est donc vraisemblablement l’un des plus sensibles qui soient. Parce qu’il n’y aura jamais de mots justes ni adéquats, alors mieux vaut l’écrire sans plus tarder: mon petit frère s’est enlevé la vie en décembre dernier. Rongé par une dépression majeure. Terrible maladie. J’ai peu à peu décidé de parler de ce qui lui est arrivé. Pour mettre fin au tabou, à la honte et au silence. Écrire pour celles et ceux qui restent et pour les personnes vaincues par la dépression.

Parce que les préjugés sur cette maladie et cette façon de mourir sont encore si présents, je me contenterai de clarifier ceci: mon frère avait des amis en or, mille et un projets à réaliser et un optimisme bien à lui. Autrement dit, il faut mettre de côté les idées préconçues et les clichés surfaits. On n’aura de cesse de le répéter: les chiffres sont effarants. Trois décès par jour dans la belle province, ce qui représente deux fois plus de décès par suicide que par accident de la route annuellement. Ce constat dramatique impose une conclusion évidente: il faut faire plus. Maintenant et demain. Et pourquoi ne pas commencer par notre vocabulaire?

Les statistiques du Ministère de la Santé et des Services sociaux révèlent que 80% des personnes qui se sont suicidées étaient atteintes d’une dépression. Parler du suicide sans parler de cette maladie mentale, c’est comme parler du beau temps sans un mot sur le soleil. En bref, ça ne fait aucun sens. C’est dénaturer le suicide, c’est parler de l’effet en omettant bêtement la cause.

Pourquoi ne pas remplacer de temps en temps l’expression «maladie mentale» par «pathologie mentale»? Une façon toute simple de remplacer un terme vague et empreint de tenaces préjugés par un autre, qui rappelle davantage une condition médicale concrète. Cela étant dit, j’ai pu rapidement m’apercevoir que même si la psychiatrie reconnait maintenant les implications physiologiques d’une maladie telle que la dépression, concevoir la dépression comme une véritable pathologie demeure pour le moins complexe.

Une brève recherche sur le web suffira pour se rendre compte que l’idée du «choix» de s’enlever la vie est omniprésente. Combien de choix réalisez-vous chaque jour, chaque semaine? Des centaines au bas mot, des milliers peut-être même. Quelle violence que celle d’utiliser un mot reflétant une réalité constante, quotidiennement vécue, pour décrire et banaliser un problème social complexe! Comme si le suicide s’apparentait au choix des céréales dans l’allée de l’épicerie lorsqu’on hésite entre les Cap’ n Crunch et les Lucky Charms. Choix par-ci, choix par-là. Je ne saurais dénombrer le nombre de fois que ce terme est revenu. Par la bouche de mes collègues, parfois, mais aussi par celle d’intervenants et d’intervenantes.

Où est le problème? Prétendre que l’on choisit de s’enlever la vie est aussi juste que le mythe populaire bien tenace voulant que les personnes itinérantes soient dans la rue par choix. Mais qu’entend-on au juste par «choisir»? L’ami Larousse en propose la définition suivante: «Faire des comparaisons entre plusieurs choses, exercer son jugement, user de son gout, etc., pour prendre, adopter quelque chose de préférence à quelque chose d’autre». Mais peut-on réellement choisir lorsqu’on est la proie d’une pathologie mentale qui se caractérise par l’atteinte des fonctions qui nous permettent de prendre des décisions de manière éclairée et rationnelle? Et si le suicide n’était pas un choix? Croire à tort, sous l’emprise d’une dépression profonde, qu’il n’existe aucune autre possibilité pour cesser de souffrir que celle du suicide.

Dans la sphère publique, les références au «choix», bien que plus subtiles, demeurent. Ainsi, la 27e semaine nationale de prévention du suicide a clamé haut et fort du 29 janvier au 4 février 2017 que «Le suicide n’est pas une option». Certes, j’en conviens aisément que pour quiconque en bonne santé mentale l’idée de s’enlever la vie est au bas mot inconcevable. Mais en est-il vraiment ainsi pour les personnes atteintes d’une dépression? Des personnes dont le fonctionnement du cerveau est affecté, dont la faculté de juger est altérée. Le suicide est-il un choix? Et s’il n’était que la conséquence d’un cul-de-sac nommé dépression. Oserait-on dire à un patient atteint d’un cancer généralisé que «mourir n’est pas une option»?

En privé comme en public, le discours du libre-choix est omniprésent, de même que celui de la responsabilité. Il m’a ainsi été donné d’entendre à plusieurs reprises que mon frère était «responsable de ce qui lui est arrivé». Autrement dit, c’était l’homme de la situation, le chef d’orchestre de sa destinée pour les plus poétiques d’entre nous. Après tout, c’est plus simple de se contenter d’une explication toute faite que d’envisager des causes complexes. Référons-nous une seconde fois au Larousse qui attribue à l’adjectif «responsable» la culpabilité et le fardeau des conséquences. Est-on l’instigateur de sa dépression puis de son suicide? La réponse va de soi: non. C’est étrange, mais personne n’a osé affirmer que mon grand-père était responsable de son cancer, pas plus que ma mère devait porter le poids de la culpabilité des varices sur son mollet gauche. De simples exemples anecdotiques qui témoignent pourtant de l’existence d’un double discours.

Ainsi, en privé ou en public, on étouffe le malaise collectif à coup de discours d’autodétermination jusqu’à en normaliser le suicide comme un simple choix personnel qu’il nous faudrait respecter sans poser trop de questions. Parce que si vous posez trop de questions ou, pire, si vous dénoncez, gare à vous. Vous vous exposerez à une réplique du genre «c’est normal de chercher à donner un sens et de chercher un coupable, c’est la seconde phase du deuil» sur un ton un brin condescendant. Et c’est ainsi que vous serez perpétuellement dans la phase de la «protestation», cantonné à errer quelque part entre la phase initiale du déni et celle de la désorganisation. Bienvenue dans le club!

Avant de clore ce billet, merci lecteur ou lectrice d’avoir pris le temps et d’avoir passé outre la gêne des premières lignes pour courageusement lire jusqu’à la toute fin. Les personnes endeuillées par suicide ne devraient pas avoir à vivre avec le poids de cet immense tabou social: le suicide n’est ni un choix ni une honte. Trois suicides par jour, voilà ce qui devrait nous amener à amorcer une réflexion profonde sur l’accessibilité et la qualité de nos services sociaux ainsi que sur la remise en cause des préjugés ancrés, tenaces qui sont encore véhiculés à l’égard des pathologies mentales. Je sais bien qu’il faut commencer quelque part comme dirait l’autre. Mais quelques milliers d’#BellCause une fois par année, ce n’est peut-être pas suffisant. C’est même un peu insignifiant.

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