Continuer à vivre

Date : 23 octobre 2018
| Chroniqueur.es : Gabrielle Arguin
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Je rédige ces lignes depuis quelques mois. Je tape, je supprime et je recommence, parfois calme, parfois en larmes. Des textes sur les agressions sexuelles, il y en a des milliers et je ne crois pas que le mien sera celui qui fera changer les choses. Si j’ai envie de vous confier mon histoire, c’est d’abord et avant tout pour moi, mais j’aimerais aussi vous faire réfléchir.

Je saurai, moi

Je fais partie de ceux et celles qui se croient sensibilisés aux violences sexuelles, je suis très consciente des définitions du consentement et de leurs limites. Comme quand on s’imagine se faire piquer son portemonnaie dans la rue, j’étais convaincue que je saurais comment réagir. Je croyais que je saurais reconnaitre une agression sexuelle, je croyais aussi que si une amie m’arrivait avec son histoire, j’allais être en mesure de l’accompagner dans ses démarches, quelles qu’elles soient. Je n’ai jamais envisagé ma propre réaction à une possible agression sexuelle, mais si j’avais eu à le faire, j’aurais pu jurer que j’allais faire partie du 5% des victimes qui dénoncent à la police.

Et pourtant. Pourtant, j’écris ces lignes en tentant de me réapproprier ma vie depuis mon agression qui m’a laissée avec le sentiment d’avoir perdu tout contrôle.

La validation

La première fois que j’en ai parlé, ce n’était pas un hasard. C’était à mi-pichet dans un bar sombre d’Halifax avec une nouvelle amie, plus de quatre mois après le fait. «J’peux te parler de quelque chose?» ai-je dit. J’ai poursuivi en lui disant «je crois qu’il y a quelque chose de pas correct qui s’est passé. J’ai envie que tu m’dises ce que t’en penses.» Je savais que sa réaction, quelle qu’elle soit, n’allait pas être dramatique. Le contexte était plutôt à l’accalmie. La première fois que j’en ai parlé, je cherchais une validation. Ça faisait plus de quatre mois que je me battais contre moi-même. Que je me battais entre reconnaitre l’agression et refuser les faits assez clairs.

Insérons ici la fameuse «culture du viol», qui banalise les agressions. Quand tu vis une agression, littéralement un acte criminel, la culture du viol te demande si tu es certaine, si tu avais bu, si tu as crié ou si tu t’es débattue. La culture du viol excuse les agressions sexuelles et, quand ce n’est pas possible, elle remet tellement en question la parole des victimes que celles-ci finissent souvent par en prendre la responsabilité.

Je ne suis pas la victime parfaite. J’avais bu de l’alcool, il a effectivement insisté, mais j’ai tout de même consenti à ce qu’il vienne chez moi. Je n’ai pas dénoncé le lendemain, je n’ai pas même pleuré le lendemain. Je l’ai revu et j’ai même continué à lui parler pour un temps.

Et lui, il n’est pas l’agresseur parfait non plus. Je le connaissais, il est universitaire et se dit féministe.

Je n’ai pas le visage d’une victime et il n’a pas non plus le visage d’un agresseur. Et malgré cela, un viol a eu lieu. Et malgré cela, malgré mes nombreuses lectures sur le consentement et les agressions sexuelles, malgré les conférences et les discours d’empouvoirement, j’ai douté de mon propre vécu. Je crois que c’est primordial qu’on se le rappelle, le viol, le violeur et la victime, ils n’ont pas de visages. Ce qui fait d’une agression une agression, c’est le manque de consentement, ni plus, ni moins. Et contrevenir au consentement d’une personne humaine c’est violent, ça blesse et comme toute autre blessure, ça laisse des marques, et ce, peu importe le contexte de l’agression. La victime n’a pas de responsabilité à avoir. Et le violeur n’a jamais à être gratuitement excusé pour ses gestes.

La honte

La deuxième fois que j’en ai parlé, c’était à mon copain. Je n’ai pas su prononcer le mot «agression» et encore moins «viol». J’ai opté pour «quelque chose de pas tellement consentant». J’insiste sur le vocabulaire, parce que c’est significatif. Être capable de nommer quelque chose, c’est reconnaitre son existence. Refuser de nommer quelque chose, c’est continuer de la nier. Et pourtant, pour reprendre sa respiration et recommencer à vivre, il faut reconnaitre les faits.

Même si c’est la dernière chose qu’il souhaite me faire ressentir, le fait est que mon copain m’en veut. Il m’en veut parce qu’il ne me reconnait pas dans ma réaction post-agression, parce que je ne l’ai pas dénoncé, parce que je l’ai revu et parce que pour un temps j’ai continué à lui parler comme si de rien n’était. Je comprends son sentiment parce que je m’en veux aussi.

Une agression sexuelle est un traumatisme et c’est impossible d’expliquer la réaction qu’on aura, pour les mêmes raisons que c’est impossible de la prévoir. Mais avec ce traumatisme vient la culpabilité et celle-ci fait naitre la honte. La honte est un sentiment qui s’attaque à tout, mais vraiment tout. J’ai honte de mon corps, j’ai honte d’avoir vécu cette agression, j’ai honte de ne pas avoir été capable de dénoncer, j’ai honte de l’avoir revu, d’avoir refusé de faire face aux faits, d’avoir douté de moi-même, j’ai même honte d’avoir honte.

La réalité, c’est que je suis une femme posée, j’aime être en contrôle. Être en contrôle a été ma façon de survivre. Pour moi, reconnaitre l’agression c’était reconnaitre que pendant un moment on m’a retiré quelque chose qu’on tend à prendre pour acquis, le contrôle sur notre propre personne, sur notre propre corps. La réaction que j’ai eue en était une de survie. J’ai refusé de voir la réalité en face et j’ai tenté de la réécrire en quelque chose de plus normal et moins dérangeant, mais ça ne fonctionne pas comme ça.

Quelques mois plus tard, le poids de toute cette histoire m’a rattrapée. Il n’y avait plus d’échappatoire.

La peur

La fois où j’ai décidé de t’écrire, je ne l’ai pas fait pour les bonnes raisons. Je n’étais pas prête à te faire face. Je n’avais que l’impulsif désir de mettre tout ça derrière moi et je croyais naïvement que si je t’écrivais ça allait être fini. J’étais convaincue que tu allais reconnaitre l’agression, t’excuser et moi de mon côté je pourrais commencer à me sentir comme autre chose qu’une victime.

La deuxième et dernière fois qu’on s’est vus, tu m’as frappée avec une phrase innocente, mais coupable. Cette fois-là, tu m’as confirmé en ricanant que tu savais effectivement que je n’étais pas consciente quand tu as choisi de prendre des décisions à ma place. Je savais donc très bien que tu étais conscient de m’avoir violée. Je t’ai relaté les faits. Tu as vu le message assez rapidement, mais ta réponse tu l’as rédigée pendant ce qui m’a semblé être des heures. Je n’aurais pas dû m’attendre à quoi que ce soit de ta part, mais malheureusement j’étais attachée à l’espoir que tu allais voir la lumière et opter pour l’admission de tes torts.

La pire violence est celle qui est subtile et qui se masque derrière de belles phrases bien formulées, celle qui te convainc. Ta réponse était de ce genre de violence. Tes phrases «…comme tu le dis, l’alcool embrouille une partie des choses […]» et «Mais si des gestes que j’ai posés ont pu être interprétés de cette façon, je m’en excuse.» ont détruit la fragile confiance que j’avais acquise, ils ont à nouveau semé le doute. Les mots que tu as utilisés ne sont pas anodins. Tu as délibérément tenté de m’ébranler, ta réaction est la définition même de la culture du viol. Tu espérais que je prenne la responsabilité de ton geste qui, rappelons-le, est un acte criminel.

Faible sur mes deux pieds, je me suis contentée de ne pas te répondre. Le soir du 1er octobre, tu as eu l’audace de te présenter à la soirée électorale de Québec solidaire. Mon implication auprès du parti est plutôt explicite, rares sont ceux qui ne savent pas et toi tu savais. Quand je t’ai vu assis, tout calme avec ta bière en main, deux sentiments m’ont submergée: la colère et la peur. Travailler de tout cœur et avec peu de sommeil sur une campagne électorale pour que tu m’empêches de vivre l’extase de notre victoire était un scénario que j’ai refusé de vivre. J’ai agrippé un ami et je l’ai supplié de te dire de quitter. Il l’a fait, tu as fini ta bière, tu as quitté la salle et peut-être en signe de protestation, tu t’es installé dehors avant de quitter quelques minutes après.

Ensuite, tu as cru bon de m’écrire. Tu as dit que tu m’écrivais pour qu’on mette tout derrière nous, mais j’ai repris mes forces et on ne me trompe plus facilement. Tu as peur. Pourquoi? «Tout d’abord parce que le monde est petit (Sherbrooke en particulier), qu’il va toujours y avoir une chance qu’on se croise ou que nos entourages se croisent […]» «Ensuite parce que, chacun de notre côté, on essaye de construire notre avenir, tant au niveau professionnel que personnel […] De mon côté, j’essaye d’être un coopérant exemplaire […]» m’as-tu dit. Mais la phrase la plus percutante, parce qu’elle témoigne de ta peur autant que de ta profonde insensibilité, est la suivante. «À mes yeux, il n’y a rien qui vaille la peine de mettre en péril nos aspirations et nos passions pour une histoire qu’on souhaite tous deux voir derrière nous.» Rien qui vaille la peine, me dis-tu!

Comme tu as pu comprendre, ce paragraphe s’adresse à toi et ce n’est pas sans raison. Depuis que tu m’as agressée, je vis dans la peur. Les sifflements dans la rue déstabilisent ma journée entière, je suis incapable de dormir seule et je verrouille tout tout le temps, de façon obsessive.

J’espère de tout cœur que ce texte se rendra jusqu’à toi. J’ai choisi de t’arracher de ton confort, de nourrir ta peur, parce que tu le mérites. Ça a peut-être l’air mesquin ou gratuit, et ce l’est un peu, mais j’ai toujours été convaincue que je n’étais pas ta première victime et cette semaine j’en ai eu la triste confirmation. Je ne nommerai pas ton nom ici et je ne m’imposerai pas non plus les conséquences d’un procès, bien que j’encourage les personnes qui veulent prendre cette démarche à le faire. Mais sache que j’ai désormais l’amour de soi et le courage de me tenir debout, bien droite et de te dénoncer le temps venu.

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