Donner au suivant, ou prendre des suivants?

Date : 31 octobre 2019
| Chroniqueur.es : Damien Bérubé
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Un jour ou l’autre, vous risquez fort d’être sollicités par un système de financement aux allures louches mais séduisantes, ou, du moins, d’entendre parler d’un tel système. Il n’est pas rare que la structure prenne une forme pyramidale – comme c’est le cas du système de Ponzi, ainsi que du système que je m’apprête à vous présenter. Le mot d’ordre: ne laissez pas votre intuition initiale être distillée par l’attrait du gain, mais assurez-vous de la clarifier et de la réfuter avant de poursuivre. Les chances sont que le pressentiment qu’il y a quelque chose qui cloche vous épargne bien des soucis. Ce qui suit consiste justement en un travail de clarification d’une telle intuition que j’ai eu à faire dernièrement.

Une personne de votre entourage vous annonce s’être jointe à un groupe de gens formidables qui s’entraident pour atteindre des projets qui leur sont chers. Le mouvement, vous explique-t-elle, prend une structure pyramidale, mais il ne faut pas se l’imaginer hiérarchique, car il ne l’est pas: nulle ne demeure au sommet de la pyramide.

Il s’agit plutôt d’un «nuage» ou d’une «croisière». L’idée de base est plutôt simple. Vous embarquez abord d’un bateau virtuel de sept personnes – un groupe de conversation sur une application telle que Télégramme. Vous faites partie des 8 nouvelles recrues nécessaires pour que la croisière se poursuive, et formez la base de la pyramide. Dès que la base est complète, une petite fête est parfois organisée et les huit nouveaux participants offrent un cadeau à la personne dont c’est le tour de recevoir.

Damien Bérubé pyramides
Le montant du cadeau peut varier. Disons que le montant convenu est de 1000$. Toutes les personnes au-dessus de vous dans la pyramide ont déjà donné ce cadeau à un fêté lors d’une croisière précédente. Ensuite, le fêté quitte, le groupe se divise en deux et c’est reparti.

Dans un premier temps, vous êtes réticents. Et si vous changiez d’idée en cour de route? Pas de souci, la prochaine personne à se joindre à votre croisière vous donnera son cadeau — le même montant que vous avez donné — et prendra votre position. Et s’il advenait que plus personne n’embarque et que la base demeure vacante? C’est un risque à prendre. Mais c’est surtout une question de temps. Certaines personnes atteignent le sommet et reçoivent en moins d’une semaine; d’autres, en quelques mois. Aussi, les fêtées peuvent reprendre place dans une nouvelle base. Bon. Au terme de votre réflexion, vous concluez être disposé à risquer de donner sans recevoir. L’action de permettre à une personne de réaliser ses projets peut en soi être satisfaisante.

Vous décidez de monter à bord de la croisière de votre ami. Rapidement, la dynamique de groupe et l’enthousiasme des autres participants dissipent vos craintes. Vous offrez votre cadeau, recrutez à votre tour deux amis et, finalement, vous êtes fêtés. Super! Vous avez eu le bonheur de donner, de prendre part à de beaux moments, et maintenant vous avez une somme nette de 7000$. Tout est bien qui finit bien? Pas tout à fait. L’ennui, c’est que la structure même du mouvement est en contradiction directe avec les valeurs et prétentions de ses participants. Les responsables ne semblent pas conscients de la contradiction qui sous-tend tout le système. Pour illustrer le problème, approximons la population du Québec à 8 388 607 personnes — afin de simplifier les calculs.

Au stade 19 du mouvement, tous les Québécois auront participé. Nous savons aussi que 1 048 575 personnes auront été fêtées et que 7 340 032 places seront vacantes aux bases des pyramides sans qu’il n’y ait de ressources humaines pour les remplir. Par conséquent, 87,5% des participants auront perdu 1000$, tandis que 12,5% auront gagné 8000$. Nous voyons clairement qu’il s’agit d’un jeu à somme nulle: aucun argent n’est produit, il change simplement de possesseur. Alors à ce point, comment pourrions-nous réparer la situation? Eh bien, c’est très simple. Pour chaque fêté, il y a 8 donneurs: (1/8)·100%=12,5%. Si chacune des 1 048 575 personnes fêtées redistribue la somme nette qu’elles ont reçue — c’est-à-dire 7000$ —, les 7 340 032 Québécois ayant donné, mais ne pouvant pas recevoir, se voit remboursée.

La conclusion est claire: la seule façon que personne ne perde de l’argent en participant à ce mouvement, c’est que personne n’y participe. Si le mouvement n’est pas traité comme étant simplement un système de prêt d’argent, il repose sur la perte de 87,5% des participants. Le premier 12,5% recevra l’argent perdu par le 87,5% suivant. De ce fait, plus ce mouvement se perpétue, plus le 87,5% de perte s’appliquera sur un nombre d’individus croissant de façon exponentielle.

Ce mouvement de nature exponentielle s’autocontredit, de par l’inévitable résultat dont l’éthique ne correspond pas aux principes de ceux qui le maintiennent en route. Malgré les bonnes intentions des participants, dont plusieurs vivent dans l’esprit honorable de «donner au suivant» et semblent se situer du côté de la gauche politique, la structure mathématique demeure fondamentalement défectueuse.

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