NORBOURG

Date : 24 avril 2022
| Chroniqueur.es : Souley Keïta
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Une critique sans (trop) divulgâcher.

On me demande souvent de dire un mot pour définir le cinéma, l’art de ce qui ne peut mourir, j’aime lui associer l’idée de mémoire. En tant que spectateur, j’ai cette obligation morale de m’interroger sur les tragédies humaines et d’approfondir ce que l’équipe du film a mis en œuvre pour me raconter, non pas une simple histoire, mais un outil de la mémoire collective. 

Le cinéma n’oublie pas. 

Vincent Lacroix, homme d’affaires, est surveillé de près par l’Autorité des marchés financiers et par son vérificateur Éric Asselin. Peu enclin à un quotidien difficile, Éric quitte l’instance pour s’associer et aider Vincent Lacroix à détourner des millions à leurs risques et périls, retour sur un fait divers qui a secoué le Québec.

Nietzsche ne s’est pas trompé lorsqu’il disait que la mémoire est le passé redevenu vivant. Norbourg, de Maxime Giroux et scénarisé par Simon Lavoie, est désormais bien vivant et s’inscrira désormais dans le patrimoine cinématographique québécois. 

Il y aura forcément un après, cet après est l’impact qu’il m’a laissé et assurément l’impact qu’il laissera aux nombreux spectateurs. Norbourg, c’est avant tout, une master class de cuisine avec une recette menée d’une main de maître(s). Un film qui donne l’eau à la bouche. 

Haletant, captivant!

 Une maîtrise scénaristique avec comme entrée, un scénario bien ficelé signé par Simon Lavoie et dont le travail a porté sur de nombreuses années. Une maîtrise technique en plat principal orchestré par un duo que l’on ne présente plus Maxime Giroux, à la réalisation et Sara Mishara, à la direction photo. Fort de plusieurs collaborations, le duo signe une œuvre aboutie en sublimant Vincent-Guillaume Otis, François Arnaud, Christine Beaulieu sans oublier tous les autres actrices/acteurs. En dessert, je ne peux pas oublier le travail de Philippe Brault, à la musique ou Mathieu Bouchard-Malo, au montage.   

Il y avait cette idée de voir le film être comparé à Wolf of Wall Street de Scorsese ou à The Big short d’Adam Mckay, pourtant je trouve qu’il y a une différence notable. Dans un monde de la finance où en tant que spectateur on ne sent pas souvent concerné, Simon Lavoie et Maxime Giroux amènent l’histoire dans nos foyers et nos réflexions avec un personnage qui nous ressemble, celui de M.Trudel. Un personnage qui n’apparait pas dans ce genre de film d’habitude. La confrontation est possible.

Le film sera un des grands favoris au Gala Québec Cinéma.

L’équipe du film, avec entre autres Maxime Giroux, Christine Beaulieu, Vincent-Guillaume Otis et François Arnaud, a pris le temps de répondre avec un plaisir partagé aux questions du journal Entrée Libre : 

Souley Keïta : La première image, au contraire des films sur la finance, j’aimerais souligner une image, celle de convier le spectateur, avec ce Monsieur Trudel, de nous faire comprendre que Norbourg c’est avant tout des êtres comme nous au destin brisé. Pouvez-vous nous dire sur ce choix très important et pour vous les acteurs comment vous le voyez ?

Maxime Giroux : Même si M.Trudel représente dans ce film l’ensemble des victimes, c’était important que ce soit le portrait d’une personne qui n’est pas dupe. On voulait dire aux victimes qu’ils n’ont pas été idiots, c’était impossible pour elles de prévoir ce qui allait se passer. C’était impossible pour la caisse de dépôt, Desjardins ou n’importe quelle autre institution financière de voir cela. Je pense qu’il y a au Québec, une certaine confiance de se dire que cela ne peut pas arriver ici et que cela ne se passe qu’ailleurs. On ne se méfie pas de ces choses. Nous avons un État qui gère beaucoup de paperasse, ce qui fait en sorte que la Commission des Valeurs immobilières et l’Autorité des Marchés Financiers plus tard, ont manqué de moyens alors qu’elles avaient débuté des enquêtes. Si elles n’avaient pas manqué de moyens, probablement que la fraude ne serait pas arrivée. Je n’oublie pas de mentionner que oui nous traitons du scandale de Norbourg, mais il y a une volonté de dire aux spectateurs qu’il y a aussi des surprises. On vous prépare à d’autres choses. Tout en gardant une certaine sobriété pour les victimes. 

François Arnaud : En choisissant d’ouvrir le film comme ça, sur l’histoire de M.Trudel, c’est de mettre en lumière un amalgame de plusieurs victimes de ce scandale financier. Je pense que l’on s’assure que le film soit comme un devoir de mémoire. Il y a quelque chose comme une chronique de mort avancée, cela met le spectateur face à ses propres biais, celui de ne pas oublier les victimes tout en faisant la part des choses, car le spectateur sera sans doute tenté, à travers le film, de voir ces personnages ne pas se faire prendre.

Vincent-Guillaume Otis : Ramener M.Trudel régulièrement amène un contrepoids avec ces gens au délire mégalomaniaque et qui sont dans des sphères financières qui ne sont pas les nôtres. Ils perdent le contact avec la réalité et sont complètement désincarnés. Souvent, on montre dans les films ce type de personne qui fait la fête avec cet argent, mais il faut rappeler que cet argent, notamment dans Norbourg est l’argent des petits épargnants. Le drame de Norbourg a marqué autant le Québec, car c’est l’un des plus gros scandales qui a touché le peuple, ces mêmes personnes qui ont épargné toute leur vie pour la retraite, à la sueur de leur front et c’est cet argent qui a été volé.

Souley Keïta : J’aimerais revenir sur ton personnage. Un personnage tenace, intransigeant et qui contrôle la situation, pourtant au fur et à mesure, elle est embarquée dans ce jeu mené par Lacroix et Asselin.

Christine Beaulieu : Anne-Marie Boivert est un personnage très intéressant. C’est facile pour une actrice d’y mettre tout son cœur, car c’est la bonne personne dans le film. J’ai beaucoup de points communs avec elle, je suis quelqu’un qui aime la vérité, mais également l’honnêteté, la sincérité. Je suis reconnue par mes proches (rires) comme quelqu’un de très tenace lorsque je cherche quelque chose à comprendre et à dénoncer. Ce n’était pas compliqué pour moi d’interpréter ce personnage. La facette qui m’a plus dans le scénario, c’est ce moment où nous la découvrons en train de travailler avec Éric Asselin. Tous les deux ont déjà des doutes sur la façon dont est géré Norbourg. Cela doit être une énorme frustration pour les personnes qui travaillent à l’Autorité des marchés financiers de voir les délais conséquents entre la découverte de la fraude et la mise en action pour arrêter la fraude.

Ce que j’aime dans le film, c’est que l’on ressent bien l’époque et qu’il y a eu des changements dans les vingt dernières années.

Souley Keïta : La cruauté de l’humanité ne se limite pas qu’aux champs de bataille, mais également au monde de la finance. Certes, vous mettez en lumière Vincent Lacroix, mais aussi toutes les failles d’un système, par le biais de M. Asselin. Était-ce important d’amener l’histoire sur une culpabilité partagée avec entre autres des systèmes défaillants ?  

Maxime Giroux : Au-delà de l’histoire de Norbourg et de ce scandale, c’est aussi de mettre en lumière les défaillances d’un système, qui par moment, essaye de bien faire les choses, mais c’est tellement complexe qu’il y a des failles et que certaines personnes vont utiliser cela pour s’enrichir, pour détruire les autres. Ce qui était un peu le sujet de La Grande Noirceur et cela se retrouve également dans Norbourg. Ce que dit ce film, c’est que c’est également une histoire d’un nouveau Québecking. On est passé de plusieurs décennies où entre guillemets nous étions dans un socialisme, un gouvernement un peu plus à gauche à un gouvernement plus de droite qui voulait privatiser les choses et avec une vision capitaliste. Il y avait une volonté d’aller chercher sa part du gâteau, ce qui veut dire qu’il va y avoir des victimes d’une certaine façon.

Christine Beaulieu : C’est cela que la tragédie Norbourg a révélé, une défaillance du système, une défaillance de la protection du système. Cela n’a pas de bon sens, les gars ont pu déjouer aussi facilement le système, c’était beaucoup trop facile de prendre l’argent des investisseurs et de l’envoyer n’importe où. C’est terrible! Dans l’histoire de l’humanité, on dirait qu’il faut à chaque fois se réajuster. Je souligne également que le métier de Anne-Marie Boivert et Éric Asselin n’offre pas des conditions extraordinaires, ça peut être frustrant, car leur travail n’est parfois pas considéré. Cela peut être décourageant lorsqu’on voit les salaires versés et que de l’autre côté, ces personnes peuvent voir des hommes ou femmes d’affaires qui vivent dans de bonnes conditions.  

François Arnaud : Absolument! Je trouve qu’une des grandes forces du scénario, c’est que plutôt que de pointer du doigt des individus, cela tend un miroir vers le public et vers la société, en mettant en lumière une critique du système capitaliste qui élève des types comme Vincent Lacroix au rang de superstar. Je pense que le film, en choisissant de suivre les escrocs plutôt que les victimes, sans les glorifier, pose la question suivante au spectateur, où est-ce que vous placeriez la ligne si vous étiez conscient de ces opportunités ?

Je pense qu’il y a des gens qui sont mis face à des choix comme cela, un peu comme l’idée où au garage, on te demanderait de choisir de payer 300 dollars comptants ou 400 plus les taxes, je pense que Vincent Lacroix est un peu comme ça. Dans son ascension, et de ce que je vois dans le personnage, il a voulu toujours plus, il voulait toujours aller plus loin et il ne se faisait pas prendre. Je pense qu’il se ment à lui-même en se disant qu’il va replacer les fonds pris. Je ne le vois pas comme quelqu’un de foncièrement machiavélique, mais plutôt comme un homme narcissique, égoïste et qui ne pense pas beaucoup aux conséquences de ses gestes.

Souley Keïta : Comment s’opère le travail sur des personnages qui peuvent ou sont détestés, que ce soit dans la direction d’acteurs pour vous Maxime Giroux ou que ce soit dans le travail du personnage pour vous en tant qu’acteur, actrice, pour justement ne pas braquer le spectateur, comment vous percevez l’évolution de vos personnages ?

Vincent-Guillaume Otis : Comment se prépare-t-on pour ne pas braquer ou choquer le spectateur? Je dirai qu’il faut justement se préparer pour choquer le spectateur. Nous (les acteurs/actrices) lorsque on travaille son personnage, il ne faut pas le juger, peu importe le rôle, car en faisant cela tu ne pourras pas épouser au mieux ses intentions. Dans mon cas, je joue quelqu’un qui est très malveillant et je ne pouvais pas le condamner. Vincent-Gullaume Otis, en tant que citoyen, condamne Éric Asselin, cette histoire m’a frustré, m’a fait de la peine. Il ne faut pas que cette empathie pour les victimes imprègne le personnage que je joue, car plus je vais la mettre de côté, plus je vais épouser la cupidité, les motivations de mon personnage. Malheureusement, il faut mettre la lumière sur lui. Après il est différent de Lacroix, mais il n’en reste pas moins calculateur, stratège, mesquin, froid, sournois, qui connaît très bien le monde de la finance et il savait très bien le mal qu’il faisait, car il était proche du peuple en tant qu’enquêteur. Lacroix est une star de la finance, il est déconnecté et a donc une espèce de naïveté. Il faut que je plonge là-dedans, avec tous ces traits qui le définissent donc, ma préparation a surtout été de cet ordre-là. Moins visible et avec moins d’archives sur lui, j’ai eu beaucoup plus de latitude pour le rôle de composition. Le personnage de Éric Asselin n’a pas de lunettes, d’un point de vue dramatique, cela m’a permis avec l’accord de Maxime de le rendre plus opaque. J’ai travaillé avec des verres de contact brun foncé, moi j’ai les yeux bleu clair. Avec cela, je ne voulais pas que mon personnage soit accessible, je ne voulais pas qu’on puisse avoir accès à ses yeux, notamment avec le travail sur les réflexions de Sara Mishara (directrice de la photographie). Les moments où j’enlève mes lunettes sont des moments précis où je veux que le spectateur puisse voir mon regard.

Maxime Giroux : Cela a été un grand questionnement pour Simon Lavoie, le scénariste, et pour moi-même. Dans une autre époque, j’aurais été très rigide avec des personnages très méchants, cruels ou gris et je pense que le public n’aurait pas suivi ce film. Je me suis posé la question de qu’est-ce que les Américains font pour que le spectateur soit captivé dans la salle. Il n’hésite pas à prendre un bandit, un mafieux comme Le Parrain et le rendre charismatique. Dans la réalité, ces gens sont charismatiques et les gens autour veulent les suivre. Pour se rendre là en fraudant ces gens, Vincent Lacroix devait être charismatique. C’est une personne qui a été très aimée de ses employés. Au Québec, nous avons peur de faire du « spectacle », contrôlé bien évidemment, avec ces histoires pour le besoin de la cause. Le besoin de la cause est que plus un grand nombre de personnes va voir le film, plus il y aura un grand nombre de personnes qui regardera avec attention du début jusqu’à la fin. Je pense que je ne trahis pas un certain réalisme. Je suis persuadé que ce Vincent Lacroix charismatique, bien habillé, était assez intéressant à côtoyer et c’est ce pari que je voulais tenir.  

François Arnaud : Je trouve que c’est un personnage qui a envie que la fête continue et il est prêt à aller très loin dans son déni même lorsque cela risque de s‘écouler. On ne le voit pas dans le film, mais il s’organisait pour avoir les gens dans sa poche, notamment lorsqu’il les invite à Cuba. Cela allait également dans les actes, plutôt que de payer une grande facture au restaurant, on prend des fonds et on achète le restaurant. Il allait acheter le club de danseuses, etc. Il pense que pour réparer les conséquences de ses excès, c’est par d’autres excès plus grands encore. Il y a quelque chose dans la courbe dramatique de mon personnage qui se rapproche un peu à l’univers mafieux où l’on se fait trahir par son frère.  

Souley Keïta : L’estime de soi. Au premier abord, on peut voir un personnage qui subit sa vie. L’arrivée impromptue d’un bébé avant l’achat d’une maison, la perte d’un salaire réduit de moitié de sa femme enceinte avec l’arrêt préventif, une femme qui lui impose une infidélité pour sans doute justifier une probable séparation et des propos qui le dépassent et le coincent. Peut-on voir à travers ton personnage cette nécessité de montrer son importance et qu’il peut être maitre de son destin ? 

Vincent-Guillaume Otis :  Oui, exactement! Je trouve que c’est un être qui est blessé. En travaillant en amont, j’ai parlé avec des gens de la finance, en général, tous les gens qui vont dans ce monde ont des ambitions très fortes avec l’idée de travailler pour de grosses firmes, des grandes agences financières. Être enquêteur des marchés financiers n’est pas forcément un but pour tout le monde, c’est comme un deuxième choix de carrière pour certains. J’imagine Éric Asselin comme ça. Dans son cœur, dans sa tête, je pense qu’il se voyait à la place de Vincent Lacroix. Tantôt, je parlais de cette amertume, mais je pense qu’il y a aussi quelque chose de tragique, de très shakespearien. Son destin est mué par de la frustration, par de l’envie, par de la jalousie et c’est cela qui va le pousser à être autant calculateur. On ne pourra pas lui enlever qu’il a le choix de pouvoir prendre un autre chemin que celui que l’on voit dans le film.

Maxime Giroux : Éric Asselin c’est un peu nous. Monsieur et madame tout le monde dans un quotidien qui n’est pas trop évident. On aimerait avoir une meilleure vie et on pense que cela se traduit par avoir un peu plus d’argent. Parfois, il y a des gens qui sont prêts à laisser tomber un peu de leur éthique ou de leur moralité pour un peu plus d’argent et un quotidien différent. Même si on déteste ce personnage, c’est un peu de nous, car on peut parfois être jaloux de la personne qui fait plus de voyage, qui dort dans de beaux hôtels et qui mange dans de grands restaurants. 

Souley Keïta : Je m’attarde sur ton langage cinématographique. Il y a cette scène au début du film avec M.Trudel qui amène une humanité dans ce film sur la finance. Il y a également une scène dans le métro où tu suggères à ton personnage deux voies, celle de l’issue de secours et celle qui l’emmène plus profondément vers un point de non-retour. Est-ce que malgré tout ce qui va s’ensuivre tu veux lui suggérer que ce n’est pas trop tard ?

Maxime Giroux : Il y avait deux choses dans cette scène, ce que tu as mentionné est intéressant, mais il y a également dans ce film beaucoup d’informations. On doit aller rapidement dans les caractéristiques du personnage. L’idée de montrer Éric Asselin, comme un fonctionnaire qui rentre tard du travail, qui prend le métro comme tout le monde, il n’a pas de voiture de luxe. C’est très lourd ce passage dans le métro, car il descend après une journée harassante, ces différents étages pour aller prendre un métro. C’est un des éléments qui l’incite à une vie différente avec cet argent qui lui tend les bras.

Christine Beaulieu : Nous avons notre grande tragédie de scandale financier au Québec, elle est tristement incroyable, haletante, démesurée autant que celles des États-Unis, c’est cela que les créateurs du film ont voulu faire et j’ai embrassé totalement cette proposition de film. C’est un film qui est fait de la bonne manière. 

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