Celui qui ne se cache pas pour pleurer

28 août 2025

Nakato est une auteure de théâtre et de poésie autiste. Originaire d’Afrique de l’Ouest, elle vit à Sherbrooke depuis plus de dix ans. Elle tire son inspiration des mythes universels et de la relation entre les forces. Son écriture poétique, rigoureuse, libre, inclassable et engagée, est du domaine du fantastique et du merveilleux.

 

Celui qui ne se cache pas pour pleurer

Débarquée de l’Orford Express la Visiteuse sut :
Cette étendue d’eau aussi artificielle qu’elle fut
Bavarde les jours maussades
Tonitruante par grands vents
L’appendice de la Magog était vivant

Marcheurs et coureurs voyaient-ils
Le ballet entre les flots, les plantes et les volatiles ?
Des sentiments d’amitié, d’amour, des passades
Pour les stèles de héros sportifs plantées aux abords
La mythologie de la cité tient chaud aux fragiles égrégores

Cet hiver où la Visiteuse descendit à la gare du marché
Elle perdit ses cils, qui de toute façon avaient gelé
Pandémie oblige cette année-là, point d’embrassades
Elle suivit le mouvement déambulatoire autour du lac
Écoutant, souriant aux passants, accrochée à son sac

Sans cils on est contraint de voir ce qui est
L’œil nu, réceptif aux mystères de l’est
Accepter la dissolution des mascarades
Voir derrière ce paysage de décor de cinéma
D’une blancheur cotonneuse en guise d’apparat

La glace revendiquait son droit de tout couvrir
Les eaux muselées n’avaient qu’à bien se tenir
Qui pensaient qu’elles étaient bonnes camarades ?
Une surface aussi orgueilleuse, polie comme un miroir
Ne se cache pas d’asseoir durant des mois son pouvoir

Car on l’admire, on est béat d’y voir parsemés en vrac
Pêcheurs, troupeaux de canards, fossilisation du ressac
Et le reflet du soleil et du ciel en pleine parade
Parachevant le tout, pépites de neige et d’argent
Tentent de rivaliser avec de fins éclats de diamant

Un drame dérobé aux yeux des passants avait lieu chaque jour
Quelle que soit la saison il se jouait là, sur le même parcours
Les passants pourvus de cils se contentaient de toquades
Se livrant à ce qui brille et ravit les sens en toute licence
Jouissance de la vie, recherche d’un semblant de sens

La Visiteuse clama alors qu’il y avait quelque chose sous le miroir
En silence toutefois, par crainte du ridicule, de mal se faire voir
L’heure n’était certainement pas à susciter des rires en cascade
Tous savaient qu’il y avait de la poiscaille, des algues et des détritus
C’est mieux de contempler la surface que d’imaginer un intrus

Il lui semblait que ces gemmes fabuleuses dont se parait le lac
Étaient des bijoux volés, tout comme cette fourrure de brume qui claque
Pour en avoir le cœur net, il fallait secouer le panier à salades
C’est à la faveur d’une nuit blanche, sous la pâleur avenante de la lune
Qu’il fallait voir, entendre et ressentir : précisément à minuit une

Dans l’ambiance nocturne, l’étendue d’eau prend un autre aspect
Une forme semble flotter, véloce, dépourvue d’affect

Ici on m’appelle Memphré, le monstre obsolète
Je suis l’âme des rivières et des lacs, leur gardien
Le guide qui vous est dévolu
Pourtant me voici gisant
Parmi les poissons, les algues et vos détritus

Nous devrions communier
Mais seul le Mena’sen reconnaît ma présence
Vous m’avez oblitéré de vos mémoires
Relégué au folklore avec une telle aisance

Ma vue vous épouvante
Vous anéantit en plein jour
Ces eaux vous ont rendus prospères
Je n’exige rien en retour

Sans nostalgie aucune
Je veux guider vos pas dans le présent
Vous me refusez avec force
Alors je pleure des larmes de diamant

C’est dans cet éden en camaïeu livide
Que la Visiteuse résolut de vivre
Afin d’y conjurer
L’oubli

 

 

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