Kuessipan

Date : 8 octobre 2019
| Chroniqueur.es : Souley Keïta
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Une critique sans trop divulgâcher.

Enfin !

Cela fait quelques années que les films sur les Premières Nations se multiplient et ont le vent en poupe. Des films qui parlent de peuples qui ont tant souffert et dont on efface peu à peu, des histoires, des langues, des coutumes et des cultures.

Le cinéma est un puissant vecteur de mémoire, et de toutes les mémoires. Rien ne disparaît, pour peu que des scénaristes, réalisateurs ou producteurs y consacrent du temps, c’est pour cela que nous aimons le cinéma. On pourrait citer Indian Horse de Stephen Campanelli, Hochelaga, terre des âmes de François Girard, Une Colonie de Geneviève Dulude-De Celles ou encore Words from a Bear de Jeffrey Palmer. Des films aux différentes histoires et différentes vocations, mais avec une quête ultime, se faire le porte-voix des Premières Nations.

Kuessipan, qui signifie « à toi » est avant tout un sublime livre de Naomi Fontaine qui dépeint le quotidien dans une réserve innue. Le scénario librement inspiré du livre et écrit conjointement par l’écrivaine Naomi Fontaine et la réalisatrice du film Myriam Verreault donne vie à deux adolescentes innues. Mikuan Vollant, interprétée par Sharon Fontaine-Ishpatao et Shaniss Jourdain interprétée par Yamie Grégoire qui campent le rôle de deux amies aux destinées différentes. Myriam Verreault, à qui l’on doit le film sélectionné et acclamé dans une cinquantaine de festivals à travers le monde À l’Ouest de Pluton, nous plonge cette fois-ci, pour son deuxième long-métrage, dans la condition qui touchent les Premières Nations et plus précisément les femmes innues. Présenté au TIFF (Toronto International Film Festival) et FCVQ (Festival Cinéma de la Ville de Québec), ce film puissant, rempli d’émotions vous tirera sans doute quelques larmes… Pardon… Beaucoup de larmes. Ces larmes ne sont pas le résultat d’une réalisatrice qui nous amène dans un film obscur ou dans les contours du gros drame, mais sur un film d’une grande humanité et sur les différentes facettes d’un quotidien imposé dont les gens sont forcés d’embrasser une routine amère, de génération en génération, dans cette prison au nom de « Réserve ».

« Réserve », une émancipation sans liberté qui est devenue, au fur et à mesure des années, le salut d’un peuple pour éviter de voir disparaître une culture. Dans le film ce lieu est devenu trop petit pour Mikuan qui rêve de s’évader au contraire de la vision de Shaniss qui voit un lieu qui constitue la famille, le noyau culturel et pour lequel il faut se battre. Une lutte pour deux réalités et deux aspirations qui voient leur promesse d’amitié vaciller.

Ce film authentique met en lumière des acteurs non professionnels issus des communautés innues, dont les deux actrices principales.

Entrée Libre a pu s’entretenir avec la réalisatrice Myriam Verreault et une des actrices principales, Sharon Fontaine-Ishpatao:

Souley Keïta : Vous dépeignez deux réalités avec ces amies, deux visages diamétralement opposés, l’une représentant le passé (Shaniss) et l’autre le futur (Mikuan). Est-ce que c’est une critique de ces deux alternatives qui s’offrent parfois aux femmes innues?

Myriam Verreault : Je pense qu’il y a plus que deux alternatives pour toutes les femmes. Elles sont deux personnages ayant deux alternatives. Je ne pense pas que Shaniss représente le passé, je pense qu’elle a juste d’autres aspirations que son amie. La vie que Mikuan rêve d’avoir ne l’intéresse pas, car elle ne veut pas s’éloigner des siens. Son aspiration est tout à fait valable.Ce que je ne voulais surtout pas, c’est que les spectateurs pensent qu’il y a une gagnante et une perdante. Même si dans le moment présent, Shaniss a des souffrances qui sont apparentes et qu’elle est dans une misère plus visible que Mikuan, je pense que sa rédemption elle l’aura, mais dans un futur imaginé.

Souley Keïta : J’ai un peu fait un raccourci avec la représentation du futur et du passé, mais Shaniss est plus dans cette optique d’enfermement, de rester ensemble.

Myriam Verreault : Quand Mikuan et Shaniss ont cette discussion-là, personnellement, en tant que spectatrice, je suis assez d’accord avec les deux. Je ne sais pas qui a raison. Je pense que les arguments que Shaniss apporte sont valables dans une perspective où elle vit au milieu d’un peuple qui en survie identitaire. Il y a des peuples plus nombreux qui ont les mêmes arguments. Des peuples de 1 million, de 8 millions comme au Québec, qui ont ces mêmes aspirations de protection identitaire. Quand on a un peuple moins nombreux dans une époque marquée par la croisée des chemins par rapport à la langue, à la culture, ces craintes de l’autre sont compréhensibles et valables. Je pense que c’est ce qu’elle exprime.

Souley Keïta : Le personnage de Mikuan nous parle souvent de ces très petites réserves, nous le ressentant comme un endroit oppressant, comme une prison.

Sharon Fontaine-Ishpatao (Mikuan) : Pas du tout, la réserve est comme une maison malgré le fait que ce soit fédérale, que ce soit petit. La force de ces endroits, c’est l’unité des gens qui y habitent. L’oppression est du côté plus judiciaire, plus du côté de la loi comme avec ses policiers qui rentrent dans la réserve dans le film. On s’est approprié notre prison, on en a fait une maison et nous l’avons aménagé à notre goût.

Myriam Verreault : Naomie (Fontaine) a déjà répondu à ce genre de questions. Elle disait qu’elle aime faire la différence entre la réserve et la communauté. La réserve c’est le lieu que le gouvernement a déterminé pour les Innus et dans ce mot il y a quelque chose de très oppressant. Mais quand on dit que pour certains Innus, la réserve est une maison, c’est la communauté qui fait office de maison. La communauté est belle, forte, c’est cela que dit Shaniss, si tout le monde s’en va, il n’y en aura plus de communauté.

La réserve a un effet pervers, mais aussi un effet protecteur de la culture. Quand on discute avec certains Innus par rapport au fait de réformer les réserves, il y a des avis assez mitigés. On pourrait penser qu’ils voudraient abolir cela, mais en même temps si on abolit les réserves, qu’est-ce qu’ils leur restent?

Souley Keïta : Il y a différents plans en travelling out (la caméra sur un chariot recule) la nuit, est-ce qu’il y a une fuite de ces maisons et de ce qu’il s’y passe durant la nuit?

Myriam Verreault : Oui il y a une fuite. Ces trois dolly out (chariot qui recule) se ressemblent, mais n’évoque pas la même chose. Je n’aime pas nommer l’explication précise parce que je préfère lorsqu’il y a plein de sens. C’est le cas notamment de l’explication entre Francis et Mikuan où les spectateurs ont de nombreuses interprétations.

Souley Keïta : En parlant de Francis, on ressent le malaise constant de ce personnage lorsqu’il est invité dans la famille innue alors qu’il est convié à bras ouvert. Est-ce qu’il représente un Québec qui se tient à distance des Premières Nations sans essayer de rentrer dans cette bulle, sans essayer de comprendre les Innus?

Sharon Fontaine-Ishpatao (Mikuan) : Le personnage de Francis est assez intéressant dans ce sens-là, il ne sait pas à quoi s’attendre, il ne sait pas comment interagir dans ce groupe. Pour moi, j’ai l’impression que cela représente le malaise qui existe entre ces deux peuples. Je le vois comme cela, peut-être que c’est différent pour Myriam.

Il n’est pas méchant, c’est un garçon extrêmement doux, mais il a juste du mal à comprendre certaines choses même s’il adore cette communauté, rigole avec eux, parle avec eux.

Il a sans doute peur de faire un faux-pas, peur de dire quelque chose qui puisse être mal interprété ou peur de vexer l’autre.

Myriam Verreault : Plusieurs Québécois s’identifient à Francis. Je ne voulais pas faire le personnage du « méchant blanc colonisateur et raciste ». Je voulais un personnage doux, gentil, adorable.

Dans la cohabitation entre les Québécois et les Innus, il y a aussi eu des bonnes intentions. Francis a de bonnes intentions, mais parfois cela ne suffit pas les bonnes intentions. Le personnage de Francis c’est un peu cela jusqu’à ce qu’il ne se sente plus bien et s’empêche de faire le pas de plus, il n’est pas capable de le faire donc il s’écarte.

On peut ressentir dans le personnage de Francis toute une réflexion de la société.

Je voulais une émancipation de Mikuan par rapport à Francis et je voulais la voir réussir sans lui. Si on extrapole à une relation québécoise innue, oui parfois on pense que le gouvernement va aider avec des sous ou va venir avec des bonnes intentions, mais je pense que le salut des Innus passe par eux-mêmes, ils ont la capacité de se sauver eux-mêmes.

Souley Keïta : Est-ce que le destin frappe durement les personnages innus même quand de belles opportunités s’offrent à eux?

Myriam Verreault : Je ne les connais pas tous, mais en discutant avec certains Innus, j’ai été fascinée par les histoires de vies incroyables, avec des drames, des fatalités. Des rencontres avec des gens qui mangent autant de coups dans la vie et qui se relèvent sans cesse. Ça m’émeut et c’est pour cela que je me suis attachée à ces gens.

Souley Keïta : Dans ce film, Sharon, ton personnage essaye de briser ses chaînes, de briser cette routine que l’on instaure aux Premières Nations. Est-ce que l’on met des « bâtons dans les roues » à ces communautés ?

Sharon Fontaine-Ishpatao (Mikuan) : Je trouve que dans les réserves il y a ce double tranchant qui nous donne envie de rester dans ce lieu auprès de nos proches, mais il y aussi ce côté qui nous empêche de partir. Il y a tout pour nous dans cet endroit, mais on est aussi coupé du monde avec cette incapacité de s’intégrer au peuple québécois, de créer des liens, de partager une culture et c’est cela que ressent le personnage de Mikuan.  

On a ce cycle quelque peu patriarcal qui s’installe dans les réserves et qui peut aveugler les Premières Nations. Ce film pose le propos de vivre sans l’aide de quelqu’un? C’est rare de trouver un travail qui permet de subvenir aux besoins d’une famille. Ce schéma perpétuel touche ces mères monoparentales qui survivent avec un salaire minimum et sont contraintes d’avoir recours à l’aide sociale.

En ayant recours à cette aide, on va souvent stigmatiser les Premières Nations comme des paresseux qui vivent uniquement grâce à cela alors que les perspectives d’un bon travail et d’une bonne rémunération sont minces. Cette image nuit au peuple. Mikuan va à l’encontre de cela en brisant les chaînes et en démontrant qu’elle a un pouvoir de création, un pouvoir décisionnel sur sa vie.

Je vous invite à aller voir Kuessipan ce touchant et très beau film.

Sortie dans les salles obscures le vendredi 04 octobre 2019 à La Maison du Cinéma.

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