La rue, monde parallèle

Date : 1 janvier 2024
| Chroniqueur.es : Armando
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T’es-tu déjà senti mal à l’aise lorsque tu passais près d’un itinérant ? Tu ne sais pas comment réagir face à eux ? Les itinérants sont une nuisance, surtout près d’un commerce. Dure réalité, mais c’est pas bon pour les affaires et ils font baisser le prix de l’immobilier.

Les médias parlent des itinérants seulement lorsqu’un sans-abri meurt gelé dans une ruelle en hiver. À ce moment-là, l’article est vendeur. Les politiciens ? Ils ne parlent du problème seulement lors des élections, le reste du temps ils ont des dossiers plus urgents. 

Les sans-abris sont invisibles, pas physiquement bien sûr, mais psychologiquement invisibles. Comme les intouchables en Inde, ils sont des parias, des déchets à balayer sous le tapis. Pour les médias, les actualités importantes ce sont les scandales, les meurtres, les tempêtes, les guerres ou les sports. 

Je connais la rue, j’y ai passé plusieurs mois. Je vais te parler de ce monde parallèle.

Première chose à savoir, dans la rue il n’y a pas de « vous » qui tienne. Personne n’est plus élevé qu’un autre dans l’échelle sociale. C’est pour ça que je te tutoie ici dans l’article, c’est comme ça dans la rue.

Il y a quelques semaines, je parlais avec un gars dans la rue et, comme ça sans prévenir, la question est tombée. « Te rappelles-tu de ta première journée dans la rue ? » Nous avons échangé des confidences pendant plus d’une heure. Dans la rue, on a souvent des conversations plus intimes que si on travaillait à la même usine ou le même bureau. La misère et la pauvreté ça rapproche les gens. 

Le plus important pour un sans-abri c’est d’abord de s’assurer d’un endroit pour dormir, en sécurité, un endroit au sec et au chaud. Avec des toilettes et de l’eau chaude ? Là, c’est le grand luxe. Au Canada, les refuges sont sécuritaires. Dans certaines grandes villes où j’ai connu la rue, c’était très différent. Je te raconte. Là-bas, il y a un jeu que certains gosses de riches aiment bien. La fin de semaine, ils se promènent en jeep et s’amusent à tirer au revolver dans les sacs de vidanges entassés dans les ruelles. Un sac de vidanges, c’est chaud et c’est confortable. Dans ce jeu pour riches petits cons, le premier dont le coup de feu arrache un cri et une plainte gagne la mise. La bêtise et la cruauté sont des facettes de l’être humain où qu’il habite. 

Au Canada, les gosses de riches ne font pas ça, du moins ils n’osent pas. Ils risqueraient la prison, même avec les meilleurs avocats de papa. Je t’ai raconté cet exemple simplement pour te faire comprendre que la nuit, lorsqu’on vit dans la rue, ici ou ailleurs, l’important est sa sécurité physique. Chez nous, le danger la nuit c’est de se faire voler ou de se faire tabasser, sans plus. 

Le deuxième point difficile pour un sans-abri, et il te paraîtra insignifiant, c’est de trouver des toilettes. Besoin très primaire, n’est-ce pas ? Les commerçants et les restaurateurs ne veulent absolument pas d’itinérants dans leurs toilettes. L’idéal ce sont les centres d’achats, mais attention aux gardiens de sécurité. Ils ont des consignes à respecter concernant la propreté des lieux.

Comment on fait pour se laver si on ne trouve pas de toilette ? Et pour laver les bas, les sous-vêtements, on fait quoi ? Je suis sûr que tu n’avais pas pensé à ça, mais je te l’ai dit auparavant, la rue c’est un monde parallèle que peu de gens connaissent. Une conséquence très terre à terre, les sans-abris ne dégagent pas une très bonne odeur. Désolé d’être aussi cru, mais une paire de bas, après quelques jours, ça colle à la peau. Des toilettes publiques gratuites seraient très appréciées. Les refuges, quand on arrive à avoir une place, sont nos bouées de sauvetage. Il y a même des douches et de l’eau chaude, parfois. 

Passons à un sujet plus concret pour toi. Comment réagir face aux sans-abris ? Je ne parlerai pas du comment améliorer la situation de l’itinérance dans nos villes, mon article serait trop long et, de toute façon, la solution dépasse les capacités d’une seule personne. Il y a eu des tas de recherches et des tas de propositions savantes sur le sujet, mais sans grand résultat. Le problème, pour les décideurs intéressés à changer les choses, c’est de trouver des interlocuteurs valables, qui savent et c’est pas des chercheurs universitaires. Revenons à notre sujet, qu’est ce que toi tu peux changer.

Lorsque tu vois un sans-abri, ne changes pas de trottoir ou ne fais pas semblant de parler au téléphone, on connaît le truc et ça nous fait chier. Assure-toi de toujours avoir des pièces de 2 dollars en poche. Combien coûte un café au Tim Horton ? Et une soupe ? Eh oui, 2 dollars. L’inflation existe aussi pour les itinérants. Si tu as des cigarettes à partager, ce serait très apprécié. Si tu te sens capable de le faire, regarde-nous franchement dans les yeux. Peur de te faire voler, te faire agresser ou de te faire tripoter si t’es une fille ? C’est rare que ça arrive, du moins au Canada. Un « Bonne journée », dit avec le sourire sera très apprécié, crois-moi. 

Je pourrais te parler très longuement et très concrètement de ce monde parallèle, mais si tu veux changer, améliorer les choses, commence par changer ton attitude face à nous, ce sera un bon début. Il y a : la nuit des sans-abris, il y a même des jeunes étudiants qui font des stages de quelques jours dans la rue. Bravo, c’est une belle initiative et je ne suis pas cynique. Cependant il faut savoir qu’un élément très important est absent de ces expériences scolaires et c’est l’espoir. Le plus dangereux pour un itinérant, c’est de perdre l’espoir de s’en sortir. 

Bonne journée.

p.s. As-tu du change ? Une cigarette peut-être ? 

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