Lutte des Classes 2.0

Date : 23 avril 2014
| Chroniqueur.es : Sylvain Vigier
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Le verdict des élections provinciales et l’avènement d’un gouvernement libéral majoritaire laissent songeurs, au moment même où s’appliquent des politiques draconiennes de réduction des programmes publics associées à des baisses d’impôts conséquentes pour les entreprises et les plus fortunés. Pourquoi un tel plébiscite dans les urnes au sein d’une population qui se reconnait dans les slogans d’un « Occupy Wall Street » qui joue les 99 % contre le pourcent restant ? Où la lutte des classes en est-elle aujourd’hui ?

Il apparait difficile de donner vie — à l’ère de la fibre optique et des télécommunications — à un concept éculé, voire galvaudé, en tout cas fortement associé au siècle passé. Apparue au début du XIXe siècle et développée par Karl Marx dans Le Manifeste du Parti Communiste (1848), la lutte des classes entend l’opposition de deux classes antagonistes qui luttent toutes les deux pour leur survie.

À la base de la pyramide sociale se trouve les prolétaires (étymologiquement : celui qui ne possède que sa descendance), qui vivent de par leur force de travail des tâches offertes par la classe possédante (ou bourgeois, étymologiquement celui qui a droit de cité). Le travail du prolétaire, par la production de biens vendus avec profit, augmente le capital de la classe possédante, qui donne un salaire en contrepartie du travail. Le jeu de dupe se noue à cette relation grâce au salaire permettant d’entretenir la force de travail (« je mange, donc je conserve ma force de travail »), tandis que la force de travail augmente la possession du capital (« je vends à profit, donc je m’enrichis »). Sans travail, pas de production de biens possible, mais les moyens de production (machines, locaux, stratégie de vente) sont la propriété de celui qui organise la production, pas de celui qui la fait.

La théorie marxiste envisage la fin de l’oppression de tous par quelques-uns dans une société pacifiée et sans classes, où l’ensemble des moyens de production sera détenu par les travailleurs, ainsi maitres de leur destin.

« Maitres chez nous »

Ce mot d’ordre de la Révolution Tranquille résume relativement bien les mouvements sociaux du monde à la suite de la Seconde Guerre mondiale : décolonisation, mouvement des droits civiques aux USA, mai 68 en France… Les vagues de nationalisation et de création de compagnies nationales qui ont eu lieu pendant et à la suite de la guerre ont permis une réappropriation des biens de production. Les mouvements sociaux ont apporté une redéfinition des conditions de travail avec tarif horaire minimum, temps de travail maximum, assurance santé, chômage, congés payés, etc.

Cette redéfinition des relations entre prolétaires et bourgeois a permis l’émergence de la classe moyenne. Affranchie d’une certaine servitude du travail, cette nouvelle classe sociale a bénéficiée collectivement de la mutualisation des biens de productions (accès gratuit ou à prix encadrés à la santé, à l’éducation, à l’énergie), mais aussi individuellement de la croissance économique qu’apportaient les nouvelles technologies de production et le nouveau marché que la classe moyenne représentait elle-même.

En voyant ses conditions matérielles s’améliorer (passage d’une société de rareté à une société d’abondance), sa progéniture (essence du prolétariat) accéder à un niveau social supérieur (de l’école primaire à l’université), qu’elle-même pouvait progresser dans la hiérarchie d’une entreprise et terminer sa carrière avec un autre statut social que celui avec lequel elle avait débuté, la classe moyenne s’est vue arriver au bout du chemin. Enorgueillie de son essor — et on le serait à moins tant son émergence est une révolution — la classe moyenne a oublié son parcours et son statut prolétaire. C’est à ce moment, à l’orée des années 80, que la classe possédante est venue siffler la fin de la récré pour ouvrir à l’ère néolibérale.

Où en est donc la lutte des classes en 2014 ?

La classe moyenne a phagocyté la classe prolétaire et, par là-même, le sens de son nom dans l’imaginaire commun. L’ouvrier en tant que représentation que l’on s’en fait (modèle de la société industrielle) a globalement disparu ou, pour être plus juste, a quitté nos pays occidentaux pour être réintroduit dans les pays où la main d’œuvre n’est que peu rémunérée. Il est un vrai prolétaire, au sens du XIXe siècle.

Mais si l’ouvrier en sueur et noir de charbon n’existe plus ici et a été remplacé par le salarié, ce nom à consonance plus noble n’élimine aucunement les difficultés et la précarité intrinsèque au travail dans une organisation capitaliste. Quelle stabilité, assurance de l’emploi et de revenu pour toute personne qui débute sa carrière ? Quel espoir d’évolution au sein d’une entreprise où chaque poste est figé et défini par des règles et des rôles stricts ? La montée du chômage dans une société où la productivité a augmenté sans remettre en cause la durée du temps de travail organise une pression sur les salaires et les conditions de travail. Les nouveaux prolétaires jouissent de beaucoup plus de biens que les mineurs de Zola ; leur avenir comme travailleurs n’est toutefois pas plus enviable, du fait de l’incertitude qui pèse sur la stabilité de leur carrière, de la pression négative faite sur les salaires. Alors qu’une partie de la classe moyenne se paupérise, l’autre partie lutte contre celle qui s’enfonce pour attraper les wagons de la classe dominante.

Une nouvelle organisation de la société vue par le prisme de la lutte des classes peut ainsi être faite sous la forme du précariat, une classe salariale à contrat dépendant intégralement de la conjoncture dans des emplois souvent qualifiés, mais mal rétribués. A l’opposé on trouve la classe moyenne installée à des postes de responsabilité avancés sans être des éléments clés du processus décisionnel. Le prolétaire prend la forme d’un « jeune » (moins de 35 [sic] qui doit faire ses preuves), d’un immigré (déraciné pour redémarrer), d’une personne ayant perdu son emploi (réorientation de carrière), d’un travailleur précaire à contrat, de toute personne n’étant pas sur les rails de la carrière ou ayant déraillé.

Le prolétaire 2.0 bosse dans un call-center.

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