Régénération

Date : 7 février 2019
| Chroniqueur.es : Jean-Benoît Baron
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L’artiste et cinéaste Jennifer Alleyn est surtout reconnue pour ses documentaires et ses installations qui ont fait le tour du monde. Elle signe pour la première fois son long-métrage de fiction, titré Impetus. Fiction, il faut le dire vite. Alleyn nous présente plutôt ici une sorte d’essai, où le documentaire côtoie le cinéma-vérité. Suite à une rupture amoureuse, la réalisatrice a eu envie de raconter l’histoire d’un homme qui fuit une peine d’amour, en allant se réfugier à New York, pour garder un lézard, dans un loft. C’est l’acteur Emmanuel Schwartz qui a été choisi pour camper ce rôle. À la suite de dédales imprévus, Schwartz a dû momentanément quitter le projet, laissant la réalisatrice seule avec un film incomplet.

C’est donc ici que l’histoire devient intéressante. Jennifer Alleyn aurait pu, à ce moment, tout laisser tomber et avorter le projet, mais elle a plutôt opté pour aller de l’avant, portée par cet élan, cette impulsion, cette urgence de tourner. C’est donc le documentaire qui l’a, une fois de plus, rattrapée dans cette histoire. Effectivement, on y voit la cinéaste réfléchir, se remettre en question et au final, la réalité dépasse la fiction, devenant encore plus intéressante. Pascale Bussières, qui était censée interpréter un rôle secondaire au départ dans le premier scénario, finit par reprendre le rôle principal, campé au départ par Schwartz, aussi étonnant que cela puisse paraître. Sur papier, cette proposition semble étrange, mais pourtant, à l’écran, la magie opère. Rappelant un peu l’histoire derrière le film The Imaginarium of Doctor Parnassus (2009), de Terry Gilliam, où le tristement célèbre Heath Ledger s’était enlevé la vie pendant le tournage, mettant ainsi la production en péril. Souvenons-nous que Johnny Depp, Jude Law et Colin Farrell avaient tous les trois repris à leurs tours, le rôle campé au départ par Ledger. Malgré tout, cette proposition qui aurait pu sembler étrange au départ, fonctionne également au montage final, car tout comme dans Impetus, on ne fait pas semblant de prendre le public pour de pauvres spectateurs naïfs, mais au contraire, on les invite à accepter intelligemment cette proposition et se dire que ça se peut, comme tout se peut au cinéma.

Il y aussi ces deux Montréalais, soit celle de John Reissner (qui compose la musique du film) et d’Esfir Dyachkov, qui deviennent eux aussi, par la force des choses, des personnages, mêlant ainsi réalité et fiction. Ces deux personnes, ce sont des gens dont la cinéaste à documenté la vie. Deux personnages fort touchants de par leurs propos, mais aussi deux personnages vivant avec une profonde solitude, une profonde douleur muette, qui ne sont pas là, mis au hasard, pour combler le film. Ils viennent teinter la saveur et le sens même du film. Il ne faudrait pas non plus oublier Edgar le lézard, qui au départ, peut sembler sans importance, mais qui finit par prendre son sens, quand on sait qu’ils ont le pouvoir de se regénérer suite à la perte d’un membre. On ne pourrait être plus clair en matière de symbolisme. La scène finale (la meilleure du film), opposant Pascale Bussières et un chauffeur de taxi new-yorkais, vient quant à elle brouiller les cartes, mêlant encore une fois le spectateur entre réalité et fiction, nous remettant presque en doute la vérité derrière tout le reste du film. Malgré cela, c’est devant un échange criant de vérité qu’on se laisse emporter par le récit et qu’on n’accorde plus d’importance à ce qui est vrai ou faux, tant que l’émotion y est.

Impetus est un film au rythme lent, qui respire entre chaque plan, nous enfermant un moment, en nous cloîtrant dans ce loft, avant de nous libérer en pleine nature. C’est un récit qui nous invite à comprendre comment survivre à la perte et sur la force du mouvement. Il nous invite à avancer dans la vie, en nous laissant accueillir par les suites d’événements imprévus. Certaines mauvaises langues diront que ce film est réservé aux pseudos intellectuels, avides de cinéma d’auteur à la Agnès Varda. Certes, force est d’admettre qu’Impetus n’est peut-être pas accessible pour un large public, mais le cinéma n’est pas qu’un simple objet de contemplation. C’est aussi une œuvre en soi, impressionniste, comme un tableau de Turner. Saluons l’audace de Jennifer Alleyn, devant ce château de cartes, qui aurait bien pu s’écrouler au premier coup de vent.

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