Signer ou brûler (Faucille et canne de Noël, épisode 10)

Date : 19 décembre 2017
| Chroniqueur.es : Pier-Luc Brault
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La visite de Joseph Richman avait eu l’effet d’un électrochoc au sein du gouvernement de transition. Le cabinet était désormais divisé entre deux options. Les uns prônaient la signature immédiate de l’entente proposée par les gouvernements, soit que le Pôle Nord sous-traite les deux tiers de la production des jouets aux entreprises des pays contribuant à son financement, sans aucune condition. Les autres proposaient plutôt que le Pôle Nord tienne la ligne dure jusqu’au bout, quitte à faire brûler tous les jouets avant que Joseph Richman puisse les récupérer. C’est à contrecoeur que Doucenuit avait choisi de trancher en faveur de la signature de l’entente.

En téléconférence avec les représentants des quarante-cinq pays ayant accepté de prendre part à l’entente, elle avait devant elle les treize pages du document, à la fin duquel se trouvaient les quarante-cinq signatures numérisées. Comme pour retarder le moment où elle allait finalement apposer la signature qui compromettrait les valeurs profondes qui avaient jusqu’à maintenant guidé son action politique, elle faisait mine de devoir relire attentivement le document en entier. Ses interlocuteurs virtuels lui paraissaient étrangement nerveux, ce qui l’incitait encore davantage à prendre son temps.

— Allez, madame la présidente! la pressa la représentante allemande. Votre équipe a déjà pris le temps de réviser le document à plusieurs reprises. Vous pouvez le signer sans aucune crainte.

C’est alors que Lumineuse frappa à la vitre de la salle de conférence en lui faisant des grands signes à l’effet de tout arrêter.

— Vous m’excuserez, je dois m’absenter pendant un petit moment, affirma-t-elle aussitôt à l’intention des représentants.

— Si vous vous absentez, ce n’est pas dit que l’entente tiendra toujours à votre retour, menaça le représentant australien.

L’expression qu’elle lisait sur le visage de Lumineuse lui paraissait suffisamment convaincante pour qu’elle accepte de prendre un tel risque.

— De toute façon, je viens de me rendre compte que mon stylos n’a plus d’encre, mentit-elle en se levant.

En quittant la pièce, elle remarqua brièvement que les quarante-cinq représentants avaient tous adopté une expression inquiète.

— Qu’est-ce qui se passe? demanda-t-elle à Lumineuse.

Celle-ci lui mit immédiatement une tablette électronique entre les mains. Elle affichait un flux de diffusion vidéo qui avait été mis sur Pause.

— Écoute ça, l’invita Lumineuse.

Doucenuit appuya sur l’écran pour reprendre la lecture. Il s’agissait du flux de diffusion Web d’une chaîne d’actualités en temps réel. On y montrait les images d’un immense groupe d’enfants qui brandissaient des pancartes devant ce qui semblait être un édifice de Wall Street. Ils étaient sans doute plusieurs milliers. Sur les pancartes, on pouvait lire des slogans tels que « Save Santa », et « Government = The Grinch ». Les images étaient agrémentées du commentaire d’une journaliste:

— Partout sur la planète, des milliers d’enfants se sont soulevés spontanément pour réclamer de leurs gouvernements qu’ils fassent ce qu’il faut pour que le Père Noël puisse effectuer sa distribution de jouets durant la prochaine nuit de Noël, comme chaque année. Les images qu’on vous présente sont en provenance de New York, mais on peut observer des rassemblements similaires dans d’innombrables villes à travers le monde. On parle même dans certains cas d’occupations d’hôtels de ville et de bureaux de députés. La plupart des écoles sont présentement vides, alors que les enfants ont déclenché ce qu’ils qualifient de grève générale illimitée.

— Le plus étonnant dans cette histoire, répliqua l’animateur du bulletin de nouvelles, c’est que la plupart des enfants interrogés ne semblent pas pouvoir dire pourquoi la distribution des jouets par le Père Noël est menacée cette année.

— Vous avez tout à fait raison, bien qu’on puisse deviner que la chose est en lien avec les négociations qui ont toujours lieu entre la République du Pôle Nord et les gouvernements des pays riches. Nous avons interrogé un enfant prénommé Alex, présenté comme le porte-parole d’un des groupes d’enfants en grève, pour connaître la condition sous laquelle ils mettront un terme à leurs actions. Il nous a répondu que celles-ci seront interrompues dès que le Père Noël se sera adressé à eux pour indiquer que la distribution de cadeaux est bel et bien sauvée.

— Notons que les autorités du monde entier sont en panique, alors que les corps policiers n’osent pas appliquer leurs méthodes de contrôle de foules habituelles à des enfants.

Doucenuit remit la tablette entre les mains de Lumineuse, pis retourna s’asseoir dans la salle de conférence, un large sourire illuminant son visage. Elle s’adressa alors de nouveau aux représentants des pays concernés par l’entente qu’elle était sur le point de signer, quelques minutes auparavant:

— Mesdames et messieurs, la situation a évolué.

Le roman-feuilleton Faucille et canne de Noël est la suite de La nuit de Noël n’est pas un dîner de gala. Voici les épisodes de cette seconde saga:

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