Sophie et ses hommes (Saison III, Épisode 2) : Rue Winter

Date : 22 septembre 2022
| Chroniqueur.es : Sophie Parent
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J’regarde l’été déguerpir tranquillement par la fenêtre, assise sur le divan, avec mon café à la main. J’me demande distraitement ça prend combien de rendez-vous manqués avant de pouvoir dire avec certitude que l’on a raté sa chance ? 

C’est purement rhétorique comme question; je ne crois pas au destin et aux autres choses du genre… N’empêche que la nostalgie a ce pouvoir étrange de ramener ce genre de réflexion au grand galop et à me faire dérouler la liste de contacts de mon téléphone. 

Pour me sortir de ma rêverie, ma mini panthère vient me donner un coup de tête affectueux et coller son nez froid dans mon cou. L’autre pacha paresseux se contente de ronfler paisiblement contre ma cuisse et bouge à peine une patte quand je change de position. 

J’continue de me demander si ça vaut le coup ou si j’ai véritablement raté ma chance en retombant sur son nom dans les conversations archivées de mon téléphone. Ça doit faire une dizaine de fois que je commence à rédiger un message d’excuse que je n’envoie jamais.

Aujourd’hui, ça doit faire cinq ans que j’ai fucked up une amitié de plus de dix ans, pis j’ai l’impression d’avoir manqué le bateau.

Dans l’temps (oui, j’ai l’droit d’utiliser l’expression), j’le trouvais tellement charismatique et brillant. Il avait un niveau de vocabulaire et une vivacité d’esprit comparable à PSPP, capable de qualifier spontanément l’insulte de son adversaire « d’épithète niaiseuse et critique nauséabonde » lors d’un débat télévisé. C’était pas une beauté typique, plutôt un nerd qui savait se rendre adorable. 

C’est une amitié où l’on s’est secrètement tripé dessus pendant plusieurs années, sans jamais rien oser. 

Une fois, après un cours que l’on avait en commun, on a décidé de sortir prendre un verre ensemble au centre-ville, et le statu quo a commencé à basculer. J’ai quelques vagues souvenirs des verres qui s’enfilent, d’une longue marche dans la ville et d’un désir naissant. À force de conversations profondes et de confidences, nos pas nous ont amenés près du manège militaire et de l’ancienne prison. 

Il n’y avait personne et l’on pouvait voir les quelques lumières de la ville. On s’est regardé, et il n’a rien fallu se dire. On s’est embrassé longuement, au milieu de la rue déserte. Assez longtemps pour qu’il me propose que l’on aille chez lui. 

Ça m’a mise en mode panique. Je me souviens que j’en avais envie, mais que quelque chose me retenait : C’est que j’étais heureuse, célibataire, et je crois que j’avais peur que cette aventure ait un coût pour ma liberté. Je ne pensais pas qu’il y avait d’autres options que la vie à deux ou le célibat. 

J’l’ai donc planté là, au beau milieu de la nuit, sur la rue Winter. 

Cette situation d’ambivalence s’est répétée plus d’une fois. Puis, je n’ai plus retourné ses autres invitations et il a fini par lâcher prise, non sans peine. 

C’est un souvenir amer, teinté de regrets. J’ai été immature. 

Toujours plongée dans mes réflexions, j’pose mon café sur la table de salon, et continue de peaufiner un millième message que je n’enverrai pas plus que les autres. 

C’est le bruit d’une tasse qui s’éclate au sol qui me fait sursauter et réveille le pacha. Je sacre en constatant le café et la porcelaine partout au sol, tandis que minet #2 se lèche les pattes, assis sur la table du salon, avec un air de méfait accompli. 

Stupide chat. 

En ramassant et maugréant, je constate que mon sursaut m’a fait accidentellement appuyer sur la touche « envoyer ».

Oh, fuck.

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