L’attaque

Date : 27 février 2018
| Chroniqueur.es : Daniel E. Gendron
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Monsieur l’agent de conservation de la faune, recevez mon témoignage sur la protection des couguars. Comme vous savez, j’ai été agressé ce matin par l’un de ces félidés. Ces animaux sont sauvages, donc imprévisibles. Ai-je bien fait d’en massacrer un pour autant? J’ai probablement mal jugé ma force. Une explication s’impose. Il faut se remettre dans le contexte. Laissez-moi vous expliquer.

Je levais mes collets à lièvres dans les bois environnant mon auberge, au lendemain de la forte tempête de neige qui nous a tous ensevelis la nuit dernière. J’avais chaussé mes raquettes pour ma promenade matinale. La clarté du jour émergeait de l’aube. J’avançais lourdement, un pas à la fois, sur l’épais tapis de cristaux glacés. Je chassais les petits coureurs aux longues oreilles redressées et à fourrure blanche. Leurs pistes sillonnaient le secteur en tous sens, formant de profondes tranchées dans la neige molle.

Les reflets du ciel bleu et les premiers rayons rosâtres du soleil sur la neige scintillante caressaient ce matin ouaté d’une beauté unique. Je n’avais qu’un seul devoir: être heureux et soulager mes humeurs, enivré par les paysages enneigés des sous-bois silencieux. Après tout, la vie passe vite.

Soudain, je me trouvai face à face avec un couguar. Son pelage était brun, brun-clair tirant sur le fauve. Je figeai sec. D’un coup, nos regards se croisèrent. Nous nous tenions tous les deux comme prêts à tout, moi terrifié. Ce moment d’une intensité qu’animale me sembla durer une éternité.

Le félin s’arc-boutait sur ses pattes de derrière, comme à l’affût, avançant vers moi, le corps droit et tendu, la tête fixe. Les poils de son ventre frottaient sur la surface du sol. Ses pas égaux et mesurés, ses grosses pattes, tous ses membres s’enfonçaient profondément et régulièrement dans la neige poudreuse. Il marchait avec précaution.

Je n’osai ni reculer, ni bouger, ni même fuir. Je fis face, n’ayant pas le choix. Soudain, le félin bondit sur moi. J’eus juste le temps de lever mon bras droit devant sa mâchoire grande ouverte. Il la referma aussitôt sur mon épais vêtement piqué. Ses pattes de devant glissèrent sur mes épaules et déchirèrent mon habit de neige de chaque côté.

En même temps, instinctivement, j’empoignai le prédateur par le collet avec ma main gauche et je serrai pour qu’il me lâche. Puisqu’il n’en fit rien, je n’eus d’autre choix que de lui tordre le gosier. La bête râla. Elle se mit à se tortiller en tous sens. Un peu cruel, un peu matamore, je maintins ma torsion implacable. Je sentis le couguar s’étouffer, s’avachir puis finalement s’endormir. Il relâcha sa mâchoire. Je retirai mon bras.

Mon vêtement était fini. Il était plein de déchirures partout, un lambeau. J’avais l’air d’un perdant. Cela m’irrita profondément. Trop, c’est trop! J’entrai dans une sainte colère.

Fou de rage, je saisis le fauve par la queue, à deux mains, et je le fis vigoureusement tournoyer au-dessus de ma tête, comme une hélice d’hélicoptère. Mi-étourdi, mi-fatigué, je le balançai au bout de mes bras dans un banc de neige au loin. Il resta là, immobile, jaune pâle, tentant de récupérer.

Quelques instants s’écoulèrent. Le couguar reprit vie et moi mes esprits. Tant bien que mal, il se releva. Il marchait avec peine. Il titubait. La vue d’un tel abattement m’attendrit. La bête le sentit. Elle me jeta un dernier coup d’œil, celui du vaincu, puis comme pour me saluer elle lança un plaintif cri de gorge. Puis, elle disparut dans les bois, boitant et gémissant.

Voilà, monsieur l’agent, je vous ai tout dit. C’est dramatique. Croyez-moi, mon histoire est vraie, je le jure. Voilà pourquoi je vous la présente d’ailleurs. Il faut retrouver ce couguar, je l’ai blessé. Il pourrait s’en prendre à un randonneur, à un enfant. Il doit être soigné et relocalisé. En tant qu’agressé, je désapprouverais l’idée de laisser cette affaire sans suite. J’ose espérer qu’il en sera de même pour vous. Sauvons les chats, surtout ce gros-là. Si je mens, que le diable m’emporte. Contre lui, je ne saurais que me taire.

– Luc Racine, aubergiste.

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