Le petit enfant Luc de Noël

Date : 12 décembre 2014
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La neige est tombée, les cantiques ont chanté, Noël est bien arrivé. Vous recevez un cadeau en forme de livre. Une écriture que vous ne reconnaissez pas pique votre curiosité. Vous lisez le petit mot inscrit au-dessus du cadeau: «Une petite parcelle de ce jour qui a toujours été si important pour moi.» Signé: Luc Célestin. En l’ouvrant, vous découvrez le journal qui appartenait autrefois à votre arrière-grand-père…

Naissance

Avant de nous quitter, ma mère a fait le cadeau de me redonner ma première journée sur terre. Je dis redonner, mais je devrais plutôt dire donner. Oui, car le jour de notre naissance ne nous appartient jamais réellement. Elle a donc choisi de me raconter l’histoire de mon arrivée au monde. J’en fais à mon tour le cadeau. Voici la lettre que j’ai reçue en héritage de son décès:

Mon cher Luc,

Tu n’es encore qu’un bébé, mais déjà tes yeux savent parler. Tu auras été un enfant très désiré. Autant par moi que ton père, tu étais déjà aimé. Nous étions la veille de Noël, c’était déjà le soir et j’étais assise devant ton père. Nous avions fêté en tête à tête, c’était un pur moment de bonheur. Nous parlions des chandelles sur la table et je lui disais combien je trouvais beau de voir la petite flamme toujours vivante malgré la cire fondante lorsqu’il m’annonça qu’il était gay.

Les contractions commencèrent à cet instant.

Ton père m’annonça qu’il ne voulait surtout pas me faire de mal, mais qu’il avait besoin de tout me dire.

Je te sentis pousser encore plus fort.

Il avait toujours eu un sentiment de tendresse envers mon frère George, mais ne voulait pas perdre la famille qu’on allait construire. Il m’a demandé que George soit ton parrain. Il voulait qu’on ait une vie de famille, malgré son amour partagé…

Je ne pouvais plus résister, je t’ai laissé arriver. C’était déjà le 25 décembre et j’ai enfin compris ce qu’un amour partagé pouvait représenter.

2 ans

Ça y est, ça y est, ça y est, j’y suis, c’est le grand jour! Il y a un arbre immense dans le salon! Il brille tellement que ça me picote les yeux. Paraît que pôpa et môman y ont volé toutes les étoiles du ciel pour les accrocher dessus, c’est pour ça qu’il brille de même. Aujourd’hui est un jour très spécieux, d’abord c’est ma fête, le jour que je suis né, mais deux ans après, je comprends pas très bien c’est quoi deux ans mais c’est l’âge que j’ai et je suis un beau grand garçon d’après môman. Mais, c’est aussi un jour très spécieux parce que je suis né le même jour que le petit Jésus. Et donc c’est le jour des cadeaux. Des cadeaux tout plein plantés au pied de l’arbre dans le salon. Maman elle dit que ça s’appelle un tapin, un tapin de Noël. Et les boîtes rouges et bleues et jaunes et pis vertes qui sont en dessous, et ben môman elle dit que c’est des cadeaux et que moi j’en ai encore plus à cause que c’est ma fête. Y a mononc George aussi qui est là, lui y a pas l’air très content, je sais pas pourquoi y est pas content. Mais moi, tout ce qui m’intéresse c’est les cadeaux. Matante Martine me donne une boîte avec deux œufs poilus à l’intérieur, des Piwis qu’elle appelle ça, elle dit que c’est un fruit érotique et que je suis chanceux d’en avoir, qu’elle les a rapportés du Silly. J’ai aussi reçu un drôle de petit bonhomme même que ça va devenir mon meilleur ami pour la vie je vais l’appeler pôpa, parce qu’il me rappelle un peu mon pôpa et puis parce que je peux pas dire grand-chose à cet âge-là.

5 ans

Ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais, ouais!!!

Papa, maman disait que c’était cette nuit que père Noël venait donner nos cadeaux. J’ai essayé de rester réveillé vraiment tard. Je pense que je suis resté réveillé jusqu’à minuit au moins. Le soleil était tellement couché qu’il faisait noir même dans la maison. Mais là je pensais à comment le père Noël pouvait se glisser dans la cheminée s’il était si gros. Après c’était déjà le matin. J’ai couru, mais j’ai quand même fait attention dans les escaliers pour pas faire comme l’année passée.

Ils sont là, ils sont là, ils sont là! Mes deux cadeaux. Mononc George disait que vu que j’avais ma fête en même temps que Noël, ça s’annulait. Mais c’est papa qui avait raison.

Maman et papa sont venus me rejoindre et on les a ouverts. C’était mes deux jouets préférés que j’avais demandés au père Noël. Vu que je savais pas comment l’écrire je lui ai envoyé un dessin.

Maman a reçu du parfum. C’est pour sentir bon y paraît. Mais je trouve ça bizarre parce qu’elle sent déjà bon. Papa lui a eu une cravate, mais il a l’air heureux quand même. C’est le plus beau de tous mes Noëls.

8 ans

C’est Noël aujourd’hui, mais je ne suis pas content! Même si il est déjà cinq heures du matin, je ne descends pas déballer les cadeaux que m’ont faits mes parents! Je sais que ce n’est pas le père Noël… j’ai huit ans quand même! C’est un gars de sixième année qui me l’a dit. Il semblait y prendre un malin plaisir, mais j’ai fait comme si je savais. Je lui ai bien montré que je n’étais plus un bébé.

Bon je vais le dire ce qui me fâche! Cette semaine j’ai appris que la fête de Noël n’était pas une grande célébration pour ma naissance. Je croyais d’ailleurs que ce «père Noël» était tellement content de ça qu’il avait décidé de donner des cadeaux à tout le monde. Comme j’étais pas toujours gentil, je croyais que j’avais un passe-droit. Mais ce qui m’a mis la puce à l’oreille, c’est que le gars de sixième année m’avait dit que lui aussi il avait des cadeaux.

Mais la goutte qui a fait déborder le vase c’est quand j’ai demandé à maman c’était qui ce bébé dans la maison sous l’arbre et qu’elle m’a dévoilé la vérité comme si de rien n’était, En plus de m’avoir menti sur le père Noël, j’apprenais qu’on m’avait volé mon anniversaire. J’ai pas voulu en parler. Alors je fais la grève!

Mais… j’y pense. Noël c’est chouette pareil. Bon! Je brise la grève! Je ne voudrais manquer Noël et encore moins qu’un briseur de grève déballe mes cadeaux à ma place. Je descends tout de suite avant qu’on ne s’inquiète ou qu’on commence sans moi!

Personne n’était levé… je m’en vais réveiller mes parents!

13 ans

Allez, c’est reparti: encore les mêmes vieilles tounes stupides qui résonnent dans le salon. «Vive le vent d’hiver», mon cul! J’ai jamais connu PERSONNE qui se réjouisse de se les geler en hiver. On nous prend vraiment pour des débiles. J’ai pas envie de voir du monde aujourd’hui. Ma mère est trop conne, mon père me fait chier, les vieux vont bientôt mourir…

Puis bravo papa et maman, super timing, merci! Merci de m’avoir fait naître le SEUL jour de l’année où TOUT s’arrête. Tout le monde est en congé, toutes les boutiques sont fermées et tous les copains avec qui je voudrais fêter mon anniversaire sont aussi piégés que moi avec leur propre famille. Super. Vous auriez essayé de me faire plus chier que vous auriez pas réussi.

Des radins, voilà c’que vous êtes. Des gros radins fainéants qui voulaient juste faire UN cadeau à leur enfant UNE fois dans l’année et laisser le reste du monde fêter Noël en oubliant complètement MON existence à MOI.

Et puis bonjour le repas de fête, hein.

Je m’en fous si j’ai déjà dit dans le passé que je la trouvais bonne sa grosse dinde farcie, aujourd’hui, j’ai pas envie de la manger, je suis de mauvaise humeur puis sa dinde, elle pue.

L’autre va encore me dire de ranger ma chambre, puis de l’aider à mettre la table. Et j’ai même pas encore fait mes devoirs pour la rentrée. «Bon anniversaire», tu parles! Anniversaire maudit!

Bientôt midi. Je les entends d’ici: «les adolescents ça a besoin de beaucoup dormir»… Si ce soir matante Jeanne fait encore une seule allusion à la «crise d’adolescence», je lui mets en pleine face sa crise à elle de la quarantaine. Et si mononc Georges se moque encore une fois de mon acné et de ma voix qui mue, je lui parle de sa calvitie naissante. Ils vont bien la fermer ce soir. Déjà qu’ils me font chier depuis treize ans. Vivement la majorité, que je me casse d’ici!

25 ans

C’est le premier anniversaire que je ne passe pas à la maison. Katia m’a convaincu de le passer chez ses parents, arguant que c’est Noël. C’est difficile de faire comprendre que Noël, ça n’est pas que l’anniversaire du petit Jésus, mais Katia a un trop beau cul pour que je puisse lui refuser quoi que ce soit. L’année dernière nous l’avions passé dans nos familles respectives. Il faut dire que c’était au tout début de notre relation. Merci à mononc George de nous avoir mis en contact. Mais ce soir, assis entre sa mère, sa tante Arielle, ses deux frères jumeaux à tête à claques et la dinde aux marrons, franchement, George, je ne suis plus sûr du cadeau.

Ça a beau être Noël, c’est tout de même mon anniversaire, merde. Je veux bien que Noël ce soit amour, famille et tradition, mais anniversaire c’est nouvelle étape, remise en cause et gueule de bois.

Bon chez Katia, on mange bien. Bravo à sa mère. Mais Katia me fatigue vraiment avec son ton péremptoire, ses manières dirigistes compulsives, sa façon d’avoir les deux pieds plantés dans un chemin pavé à l’avance, de bonnes intentions bien entendu. Pourtant, je la regarde et je la trouve radieuse. Ses cheveux m’enivrent dès qu’ils ondulent.

J’aime le temps que je passe avec elle en dehors du quotidien. Son entrain pour sortir, pour explorer, pour s’amuser. Mais une fois le week-end ou les vacances passées, la fête est finie!

Pour le moment, des vacances, des week-ends, j’en ai plutôt plus que des moments de contraintes. Mais dans 10 ans, dans 20 ans? J’veux dire, une fois les gosses, la maison, le chien, les week-ends chez sa mère. Vu comme c’est chiant déjà de prendre le bus avec elle pour aller bosser. J’ose pas imaginer à quoi ressembleront les raids vers la garderie. Ce 25 décembre, le soir de mes 25 ans, je couchais pour la dernière fois avec Katia.

36 ans

Cher journal,

C’est Noël aujourd’hui et devine quoi! C’est ma fête également! Tu ne l’avais pas vu venir! Avoue!

Cette année, ce fut toute une année. Béatrice et moi, nous nous sommes laissés en juin dernier. Le Noël de mes 35 ans s’était si bien passé pourtant.

Tout a commencé la veille du jour de l’an lorsque mononc George nous a présenté sa nouvelle femme. C’était une amie de la mère de Béa que j’appelais gentiment La Georgette. Sauf que les enfants s’amusaient à l’appeler La Courgette et que mononc George trouvait ça un peu trop drôle. S’ensuivit alors une chicane mémorable.

Le salon s’est séparé en deux clans. Mononc George, ma famille et moi d’un bord contre La Georgette, Béa et sa famille de l’autre côté. On aurait dit la guerre de ’14. Dans les tranchées nouvellement creusées, tous campaient leurs positions. On se regardait à couteaux tirés et on s’attaquait à coup de faux arguments. Tous les coups étaient permis et les couteaux volaient bas. Comme on dit: à la guerre comme à la guerre.

L’armistice fut finalement conclu aux coups de minuit, juste à temps pour la nouvelle année.

Après avoir mis le pays à feu et à sang, tous repartirent chez eux en laissant seuls deux belligérants: Luc le Conquérant et Béatrice de Russie. Cette guerre avait laissé des cicatrices. Pendant des mois, ce fut la guerre froide. Béa était distante. Je ne conquérais plus rien. Je perdais du terrain. Puis je devins Luc sans Terre lorsqu’elle me mit à la porte de la maison.

Cette année, c’est chez matante Thérèse que j’écris ces lignes. Béa et moi, on a recommencé à se parler, mais je ne sais pas si on pourra se recoller. Elle me manque. Allez, je l’appelle pour lui souhaiter un joyeux Noël.

62 ans

8h  Je regarde par la fenêtre, grosse bordée de neige, youppi! Le plus beau cadeau qu’on pouvait me faire! J’enfile mes bottes, mes mitaines, mon manteau et sors déblayer l’entrée pour que la famille puisse se stationner. Quel bonheur!

10h J’entre les joues toutes rougies par le froid, je déjeune des crêpes au chocolat pendant que mes orteils et mes bouts de doigts dégèlent. J’ai bien hâte d’aller jouer dehors avec mon petit fils. C’est son premier Noël et sa première neige.

12h Ménage, ménage, ménage. Beaucoup de retard à rattraper, mais je ne veux pas que ma famille croie que je me laisse aller. Même si j’en suis à mon 4e divorce, je vais bien. La maison se rangerait plus rapidement si je ne me faisais pas déranger à tout bout de champ par des coups de téléphone. Pas question que les gens oublient votre anniversaire quand celui-ci est en même temps que Noël!

14h J’attends impatiemment que la petite famille arrive. Pas encore eu de nouvelles. Je place les cadeaux sous le sapin.

15h38 Toujours personne. Le téléphone sonne. Ma fille me dit que personne ne pourra venir chez moi. Ce n’est pas son problème si j’ai décidé d’aller vivre dans le fin fond d’un rang. La route est inaccessible et ils sont tous allés chez leur mère.

16h 6e scotch à la main. Je ne me souviens plus de rien. Quel jour on est? Allez, à l’an prochain!

98 ans

Cher journal,

Les premières lettres tracées dans ce journal étaient tremblotantes et celles-ci le sont à nouveau, maintenant que le poids des âges a rendu ma main légère et hésitante et ma peau, fine comme du parchemin.

On dit que le vieil homme est semblable au petit enfant et le meilleur exemple est que je vais me sentir, comme jadis, légèrement outré de recevoir des présents de fête emballés dans du papier de Noël. Mes revendications enfantines pour du papier d’emballage de fête digne de ce nom vont me monter en bouche, c’est sûr, en dépit de mon âge vénérable.

J’écris ces quelques lignes, puis j’emballerai ce journal maladroitement. Je chercherai, à la cave et au grenier, du papier d’emballage, puis une paire de ciseaux.

Chaque tiroir ouvert et chaque tentative infructueuse me rappelleront que Béa n’est plus là, qu’elle ne m’observe plus chercher dans tous les sens dans la maison, d’un air mi-rieur, mi-découragé, mais toujours complice.

Noël, c’était toujours un peu elle.

Que mon dernier Noël soit le plus beau des débuts des tiens.

Luc Célestin

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