Salut, c’est moi Armando. Aujourd’hui je vais te proposer une expérience humaine. On parle encore de la rue, évidemment.
Tu vas finir par croire que je fais une obsession, mais vois-tu, la rue c’est comme toutes les autres expériences extrêmes, comme la guerre ou la prison, on devient obsédé et on en vient à développer un attachement intense à des choses que les autres trouvent insignifiantes. C’est qu’on voit maintenant la vie d’un autre œil. Je t’explique ce qu’il faut faire, c’est pas compliqué. Je compare la rue à du sable mouvant. Disons que tu marches en forêt et que, tout à coup, tu enfonces jusqu’au mollet dans la vase. Ta première réaction ? Probablement chialer parce que tes souliers vont se salir. Mais enfonce-toi jusqu’aux genoux… Là, tu vas te mettre à paniquer. Crier au secours ? Perds pas ton temps. Dans la rue personne n’entend. Quelqu’un est en train de se noyer dans une piscine. Tu vas lui lancer une corde, mais pour que ça marche, l’autre doit agripper la corde et tirer de toutes ses forces. Le problème, il est là. Plusieurs itinérants sont incapables de tenir la corde qu’on leur lance. C’est pas qu’ils ont peur, mais c’est un gros changement… Tu peux aider, même si tu es seul. Je t’ai parlé de Maribel, j’aurais pu te parler de Tchai ou d’Anna, ne reste pas les bras croisés à observer. Tu peux aider, même si t’es seul.
Adopter, c’est créer un lien humain
Que dirais-tu d’adopter ? Bon, « adopter », c’est un bien grand mot, mais c’est le seul que j’ai trouvé qui cadre bien. On aurait aussi pu dire : parrainer, s’occuper de, prendre sous son aile, choisis le mot qui te convient, mais ce dont je parle, c’est de t’impliquer, d’établir une relation personnelle privilégiée avec un itinérant. Sur un plan philosophique et symbolique, je te propose l’histoire du renard et du petit prince. Ça implique quoi ? Première étape, le choix. Il te faut, consciemment, changer de trottoir, mais cette fois pour croiser l’itinérant. Pourquoi choisir lui plutôt qu’un autre ? Il faut se fier à son intuition. Adopter ça veut dire, régulièrement, le saluer avec un sourire et lui laisser un peu de monnaie. Au début, n’aborde que des personnes du même sexe que toi. Détail important : si tu penses que l’itinérant consomme de la drogue, ne t’engage pas avec elle ; tu risquerais de te blesser. Sais-tu comment gérer une crise de panique, un « bad trip », des hallucinations, une agression armée ? Il faut connaitre ses limites et les respecter dans cette situation. En t’engageant ainsi avec cet itinérant, ce que j’appelle une « adoption », tu vas lui confirmer concrètement qu’il existe encore en tant que personne humaine. Curieusement, de ton côté du miroir, tu ne verras absolument rien, au début. Crois-moi, concrètement par ton geste, par cette adoption invisible, tu injecteras une dose d’espoir à quelqu’un qui s’enfonce dans le sable mouvant. C’est comme une dose de tranquillisant pour quelqu’un de blessé sur le trottoir. Oui, l’action d’une seule personne fait une grande différence.
Aider sans se perdre
En pratique, donne-toi deux semaines pour ton premier contact. Informe-toi de son prénom et de sa situation de rue. Ne va pas trop vite avec tes questions. Tu risques de déclencher la méfiance surtout s’il est plus jeune que toi. Lorsqu’on est sans-abri et que quelqu’un offre d’aider, on sait tous que certains « sauveteurs » sont des pervers. Détail important, ne donne pas ton adresse ou ton téléphone, pas à cette étape de ta relation.
Sortir quelqu’un des sables mouvants est un sauvetage qui demande des compétences que tu n’as pas. Si la drogue est présente dans la vie de cet itinérant, il a besoin d’aide médicale, il a besoin d’une équipe, d’un groupe de soutien. T’as vu le film Le Seigneur des Anneaux ? Golum, celui qui parle au Précieux ? Quand la drogue est devenue « son Précieux », jamais l’itinérant ne s’accrochera à ta corde. Pire, sa situation devra se dramatiser, beaucoup, pour qu’il abandonne son Précieux et agrippe la corde. Recherche des sans-abris genre timide, pas du genre laveurs de parebrise. Ensuite, suis tes intuitions.
