Le spectre d’Ogoki (épisode 7 de 8)

Date : 17 octobre 2012
| Chroniqueur.es : Sébastien Cloutier
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Lorsqu’elle me croisa, ce matin-là, Lindsay eut un soubresaut. Ses yeux s’écarquillèrent et elle échappa un « Dave ? » dans un murmure. Un voile lui masquait au grand jour le chemin parcouru la veille dans les ténèbres.

Ténèbres éphémères, car le jour le soleil, dans un long crépuscule, n’en finissait plus d’achever sa course. Néanmoins, passé minuit, on pouvait voir les aurores boréales s’animer aux abords du zénith. La Voie lactée était d’une brillance inusitée, elle imprimait son long bras galactique avec insistance de part en part de la voûte. Et nous appartenions à cet ensemble, comme à un voisinage duquel nous semblions amputés en raison des distances, mais qui se manifestait de temps à autre, tel un membre fantôme !

En observant les visages des autres planteurs réunis autour du feu comme autant de planètes autour d’une étoile perdue, il me semblait qu’ils vacillaient tous de leurs présences spectrales, dont la distance était difficile à évaluer. Se rencontreraient-ils un jour, ou bien poursuivraient-ils leur gravitation indolente ? Sans le choc des idées, les autres demeurent pour nous des images, souvent de simples motifs pour notre imagination, qui les aménage à notre goût, comme les membres d’une tribu créent de toutes pièces leurs idoles et trouvent encore le luxe de les encombrer de présents et de les affubler de titres honorifiques.

Hallucinations haptiques

Ce devait être la fatigue extrême, ou l’écoeurement profond. L’élément déclencheur de ces étranges malaises, toutefois, était une cause tout à fait naturelle et extérieure, quoiqu’invisible : les no see‘em, c’est-à-dire les brulots. Leur nom anglais souligne le fait qu’on ne les voit pas ; leur nom français insiste sur le fait qu’on les perçoit tout de même. L’effet produit par la morsure de ces microscopiques bestioles, vous prospectant la peau par dizaines, voire par centaines, s’apparente en effet à une grande brulure ou au picotement épouvantable qui survient dans les quelques jours suivants une forte insolation, lorsque la peau se dessèche, tout juste avant qu’on puisse la peler en longues squames molles et opaques. Aussi ai-je d’abord cru à une telle insolation, avant de réaliser que le soleil ne pouvait m’avoir brulé sur les hanches et les chevilles, puisque, ma foi, je n’ai pas l’habitude de retirer mon pantalon quand je travaille.

Dans ces conditions, impossible de dormir. Après une longue et dure journée de labeur, mon épiderme en entier souffrait le stress de piqures de toutes sortes (mouches noires, moustiques, frapabords, brulots). Elle était également bel et bien brulée par le soleil, au visage et sur le cou, puis sale et salée par la sueur séchée. Ajoutez à cela les éraflures, l’eczéma, les ecchymoses et la plante de mes pieds qui moisissait littéralement dans mes bottes, et vous aurez un aperçu de ce qu’était mon inconfort. Or, il m’était impossible de le soulager, les douches étant dysfonctionnelles, comme d’habitude.

Je voulais simplement me détendre et boire une bière tablette, assis sur une chaise de toile, quand soudain je me sentis aiguillonné sous l’omoplate, la gauche. Ce pouvait être un frapabor s’étant glissé sous ma chemise (j’étais pourtant adossé contre la chaise). Je tapai au même endroit et je me grattai vigoureusement, puis je me rallongeai. Quelques minutes plus tard, je sentis qu’un insecte, un gros, grimpait de mon omoplate à mon épaule, où il s’arrêta soudainement. Je tapai de nouveau. Je me grattai, par acquit de conscience.

Puis, une nouvelle piqure, violente, survint à la hauteur de ma septième vertèbre cervicale. Ouch ! Je tape, je gratte, je tâte pour vérifier que je l’ai bien eue. Rien. Il y a quelque chose qui cloche. Je me redresse et j’agite ma chemise, au cas où la bestiole s’y serait agrippée. Je m’adosse. « Respire un brin, bois un coup », me dis-je alors pour me détendre et me rassurer. Et là, tout juste rassis, je sentis de nouveau, de mon biceps gauche jusqu’à mon cou, puis de mon cou à l’omoplate, une sorte de reptation preste et pinçante qu’aurait pu provoquer la course d’un gros scarabée.

J’avais des sueurs froides sur le front, car il m’avait semblé que le dernier parcours de l’insecte s’était effectué sous ma peau. Mes convives, assis en rond autour d’un pneu d’autobus servant de tabouret collectif, étaient trop assommés par le travail pour se rendre compte de mon trouble, alors que je me sentais basculer dans la folie. Je sentis à plusieurs reprises, par la suite, les pérégrinations de cet insecte imaginaire fourrager et mordre ma peau, s’y déplaçant à sa guise de part et d’autre de sa surface. Idée horrible, fantastique et inconnue.

Monoculture

Des tourbillons surgissaient occasionnellement sur nos terrains et cassaient des arbres à la lisière de la forêt. Le contrat approchait de sa fin, et cette lisière, nous la franchissions de plus en plus régulièrement pour y dissimuler des arbres, parfois à la demande plus ou moins expresse de nos foremen. Ça allait comme suit :

– I have no more land
– Plant the treeline

Il y en a qui s’efforçaient de planter malgré tout, mais, à Deadwolf, j’avais enseveli cinq mille arbres sous une souche et passé l’après-midi à me baigner. Et qu’on ne me parle pas de régénération de la forêt, de respect de la nature ! Nos arbres étaient tous des clones dopés aux pesticides. Sur les boîtes, on recommandait aux femmes de ne pas avoir d’enfant jusqu’à deux ans après avoir été en contact avec ces produits chimiques. Bref, ce n’était pas une monoculture destinée à l’exploitation industrielle qui allait me faire verser des larmes.

« Plus que cinq jours dans cet enfer abrutissant, et tu seras libre! » Je songeais déjà à mon retour à Montréal, je méditais un séjour à New York. J’allais être plein aux as et dépenser le fruit de mon dur labeur de façon inconsidérée, comme à chaque année. Mais, il fallait tenir jusqu’au bout, et j’espérais que tout se ferait sans heurts.

(À suivre)

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