Le spectre d’Ogoki (épisode 1 de 8)

Date : 8 avril 2012
| Chroniqueur.es : Sébastien Cloutier
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De Montréal à Ogoki

Une suite de bévues commises par nonchalance entraîna mon congédiement du musée où j’étais employé comme gardien. Nous étions en avril et la perspective de passer l’été prisonnier d’une ville humide et bruyante, dans un endroit somme toute ennuyeux, ne m’enchantait guère. Étudiant blasé et perclus, il me fallait du grand air. Je me décidai donc à offrir mes services comme reboiseur en Ontario. Un seul courriel suffit à me faire embaucher.

Tandis qu’à Montréal les arbres avaient revêtu leur feuillage vert tendre et que les déchets, libérés de l’emprise de la neige, virevoltaient librement dans l’air chaud, je préparais mes valises pour m’exiler vers des latitudes plus nordiques, où les lacs étaient encore gelés. J’apportais, en tout, un grand sac à dos et une poche de hockey remplis de ce que je m’imaginais nécessaire à la vie dans un bush camp : un matelas, une vingtaine de paires de bas de rechange, de vieux sous-vêtements, trois paires de pantalons de travail Big Bill, des chemises à carreaux et des articles pour la toilette. Il s’y trouvait également tout l’attirail du planteur : les bottes, une gourde en plastique surdimensionnée, un casque et des gants de jardinier et enfin, l’outil essentiel, la pelle au manche court et à la lame étroite, affûtée et dûment identifiée à l’aide de bandes de duct tape de couleur.

Un bush camp, donc, c’est un camp loin, très loin de toute civilisation. L’autobus qui sillonne le nord de l’Ontario vous emmène généralement jusqu’à Thunder Bay, mais cette année-là, le jour prévu de mon départ, il s’arrêterait à Hearst. Il me faudrait donc me rendre par mes propres moyens à Longlac, où devaient nous prendre les foremans en camionnette, vers 17h le jeudi, pour nous mener au camp par la Ogoki road. Je voulais à tout prix éviter de prendre le train, la plus calamiteuse des limaces en termes de moyen de transport. Comme Longlac se trouvait à 200 km à l’ouest de Hearst sur la Transcanadienne, j’estimais que j’aurais tout le temps d’arriver à mon rendez-vous sur le pouce.

Cette estimation devait s’avérer erronée. Flanqué de mes deux gros sacs, je passai toute la journée sous un crachin glacial à attendre au bord de la route, à Hearst. Un entrepreneur qui faisait la navette entre les deux villes me prit enfin, au moment où le soleil déclinait sur l’autoroute. J’arrivai à Longlac vers 19h, et bien sûr, tout le monde était parti. À l’hôtel, je téléphonai immédiatement aux bureaux de la compagnie. On me confirma que tous les planteurs étaient en direction du camp et qu’il me faudrait attendre au lendemain qu’une autre camionnette soit envoyée.

J’attendis trois jours. Je dus changer de ville et me rendre à Geraldton. Mes deux nuits passées là, au Golden Nugget, me coûtèrent presque toutes mes économies. Au troisième jour, vers midi, après être revenu de la bibliothèque municipale, je vis un autobus faire irruption dans la cour de l’hôtel. La personne qu’on avait envoyée pour me chercher était la contrôleuse de qualité pour la compagnie de reboisement. Elle s’appelait Karine. C’était une grande fille blonde, mince, à la forte ossature. Un peu timide, mais dévouée à son travail, elle avait déjà été planteuse. Elle savait ce qu’était le treeplanting et elle serait compréhensive envers nous, pensai-je. Encore une conjecture qui serait réfutée.

Je m’efforçai de sympathiser de mon mieux avec elle, dans mon anglais rouillé, schématique et un peu bègue. Elle m’expliqua qu’elle devait passer par l’aéroport de Nakina avant de revenir au camp. Elle allait chercher une équipe d’Ojibwés Eabametoong qui avait pris l’avion de Fort Hope. À sa façon de me regarder, je sentais que cette mission ne l’enchantait guère. Une fois embarqués, il fallut conduire cet équipage à une aubainerie, le seul commerce de Nakina ouvert le dimanche, afin qu’ils puissent se procurer le matériel nécessaire, impossible à dénicher à Fort Hope. Alors que j’avais pris trois jours pour faire mes préparatifs, eux durent tout faire en une heure. Le résultat fut qu’on chargea un amas d’objets divers en désordre dans l’autobus, et une bonne quantité de chips.

Nous avions pris du retard sur l’horaire. K recevait des appels et semblait stressée. Une fois de retour sur la route, je me mis à socialiser avec les Indians. Il y avait John, le plus âgé du groupe ; Danny, qui avait une dizaine d’années d’expérience comme planteur et se trouvait, à ce titre, le plus expérimenté. Il y avait aussi Mark, qui avait acheté une ligne à pêche bon marché et qui essayait de l’assembler. Les gars buvaient et mangeaient des chips dans le bus en s’envoyant des blagues et des regards chargés de sous-entendus. Puis, on se mit à se passer le calumet de la paix. À un moment, John me fit signe vers l’arrière, en portant à mon attention l’un de leurs camarades qui avait l’air dans un état second, pour ne pas dire tierce. Je demandai à John la raison de son apparente stupeur et celui-ci se retourna vers les autres, qui s’esclaffèrent tous de rire. J’avais affaire au junkie du groupe, un certain Mike. Mike, avec sa moustache, sa beaver cut et ses yeux jaunâtres striés de veinules, passait instantanément d’un état de béatitude à une attitude de méfiance, redressé sur son banc. Puis, il retombait dans ses songes psychédéliques… (À suivre.)

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