Madame la présidente (Faucille et canne de Noël, épisode 1)

Date : 19 décembre 2017
| Chroniqueur.es : Pier-Luc Brault
Catégories :

À première vue, le bureau du ministre Romarin avait toutes les apparences d’un bureau ministériel des plus normaux: une grande pièce au décor légèrement luxueux, au milieu de laquelle se trouvait une table garnie d’impressionnantes piles de dossiers. Un grand drapeau se dressait à l’intersection de deux murs — encore une fois, rien de plus normal en un tel lieu. L’apparence de l’homme assis derrière la pile de dossiers, cependant, était plus atypique: petit, les oreilles pointues et les traits juvéniles loin de trahir ses 243 ans, le ministre Romarin était un lutin.

Romarin était l’ancien majordome du prince Bradley et de la princesse Simone, autrefois mieux connus sous les titres respectifs de « Père Noël » et « Mère Noël ». Près d’un an auparavant, le prince Bradley avait péri dans l’explosion d’un entrepôt qui avait emporté avec elle des millions de jouets destinés à être distribués aux enfants du monde entier lors de la nuit de Noël. C’est par le biais de moyens magiques qu’un petit groupe de lutins, dont Romarin faisait partie, avait réussi à faire en sorte que la distribution des cadeaux ait lieu malgré tout.

Tout en reposant sa tête sur le dossier de sa chaise, Romarin se frotta les yeux et leva les bras pour s’étirer. Il porta son attention sur son téléphone portable, posé entre deux piles de dossiers, lorsque celui-ci se mit à vibrer pour le notifier de l’arrivée d’un message texte: « L’entrevue commence dans trente secondes ». Romarin empoigna la souris de son ordinateur, et ouvrit la page Web d’une diffusion en ligne d’un média canadien. On pouvait y voir une journaliste faisant face à la caméra. Elle prit la parole:

— Vous vous souvenez peut-être de la crise qui a secoué la Principauté de l’Arctique en décembre dernier, suite au décès inattendu du prince Bradley. Nous recevons aujourd’hui la présidente Doucenuit, à la tête du gouvernement de transition de la République du Pôle Nord, soit le nouveau nom donné au petit État nordique. Bonjour, madame la présidente.

La caméra se tourna alors vers Doucenuit, une lutine aux cheveux noirs, vêtue d’un tailleur.

— Bonjour, madame Dussault.

— Pouvez-vous nous décrire comment les choses ont évolué dans votre pays depuis les événements de décembre 2016?

— Simplement, une assemblée constituante a été élue dans le but de définir les contours de cette République en devenir. Entre temps, le gouvernement de transition assure la gouvernance de l’État. Notre programme politique consiste essentiellement à revenir à un Pôle Nord qui fabrique ses propres jouets, au lieu de les acheter à de grandes entreprises. Voilà où nous en sommes.

— Vous êtes atterrie à Ottawa hier après-midi pour rencontrer le premier ministre du Canada, monsieur Justin Trudeau. Quel était l’objectif de cette rencontre?

— Eh bien, comme vous le savez, sous le règne du prince Bradley, la principale source de financement des activités du Pôle Nord était un marché boursier, le Boreal Stock Exchange, ou BSX. Or, cette place boursière a fait faillite suite à la mort du prince. Malgré les différentes mesures que nous avons mises en place pour financer nos activités par d’autres moyens, il y a encore un manque à gagner pour balancer notre budget. Nous rencontrons donc plusieurs gouvernements dans l’objectif d’en arriver à une entente qui nous assurerait un certain financement public de la part des pays riches, dans l’intérêt des enfants du monde entier.

— Quelles sont ces mesures que vous avez mises en place pour pallier la disparition du BSX?

— En premier lieu, nous réalisons des économies substantielles en fabriquant nos jouets au lieu de les acheter. En second lieu, nous revenons à la distribution des cadeaux en traineau volant, ce qui est infiniment moins coûteux que la distribution par drones qui était devenue la norme depuis plusieurs années. Ce sont nos deux principales mesures, mais il y en a d’autres.

— Justement, maintenant que vous avez décidé de revenir à un Pôle Nord qui fabrique ses propres jouets, pourquoi celui-ci ne parvient-il pas à être autosuffisant, comme c’était le cas bien avant la création du Boreal Stock Exchange?

Doucenuit sourit en entendant la question.

— Madame Dussault, vous savez sans doute qu’autrefois, le Père Noël distribuait des jouets en bois. C’est lorsque les enfants ont commencé à demander des jouets électroniques associés aux grandes marques que le BSX a été créé pour financer l’achat de tels jouets. Évidemment, notre projet serait voué à l’échec s’il s’agissait de revenir aux jouets en bois. C’est pour cette raison que nos meilleurs ingénieurs lutins ont conçu des produits électroniques capables de concurrencer ceux des grandes marques: on parle notamment de consoles de jeux et de tablettes électroniques. Mais pour fabriquer ces produits, nous avons besoin de matières premières qu’on ne trouve pas chez nous. Voilà pourquoi le Pôle Nord ne peut malheureusement pas sortir complètement du système monétaire.

La journaliste sembla trouver que la réponse de Doucenuit était remplie de bon sens. Elle enchaîna avec cette formule d’usage:

— Merci de m’avoir accordé cette entrevue, madame la présidente, et bon retour à Trèsaunord.

— Merci à vous, madame Dussault.

La diffusion de l’émission fut interrompue pour laisser place à une pause publicitaire. Romarin ferma la fenêtre de son navigateur Web, puis se remit au travail.

Le roman-feuilleton Faucille et canne de Noël est la suite de La nuit de Noël n’est pas un dîner de gala. Voici les épisodes de cette seconde saga:

Partagez :

facebook icontwitter iconfacebook icon