Bonjour, c’est Armando. Je n’ai rien écrit pendant quelques semaines, petits problèmes personnels. Je vais encore parler des sans-abris, une obsession. mais vois-tu, certaines expériences de la rue sont inoubliables.
D’après les actualités, les sans-abris, les itinérants et les campements illégaux sont en hausse dans tous les pays, y compris chez nous. Partout, il y a des laissés-pour-compte, rejetés comme des fardeaux. Certains pays les cachent, pour le tourisme. Les vagabonds, ce n’est pas bon pour les affaires. Si tu as le cœur à la bonne place, tu aimerais faire quelque chose, mais tu es seul et tu ne sais pas quoi faire. Parlons-en.
D’abord un truc de psycho. La réaction courante face à l’itinérance c’est l’effet du témoin, la réaction d’un spectateur. Disons que tu es témoin d’un accident au centre-ville, comment réagissent les gens ? Ils ralentissent pour mieux observer. « Mon Dieu, tu as vu ça, c’est épouvantable, il y a même du sang par terre. » L’accident donne matière à potins pour les témoins. Quelqu’un composera le 911, mais la majorité se contentera de regarder et de commenter. Si c’est un enfant qui pleure, là on réagira, surtout les filles. Pareil si c’est un petit animal blessé. Mais un gars mal habillé, mal rasé, qui pue et dont le discours est décousu, là on passe son chemin, ou on change de trottoir. L’effet du témoin c’est se dire que le gouvernement devrait régler ça, nous on peut rien faire et ce n’est pas nos affaires.
Je te raconte une aventure. Mon but ? Te plonger, sur papier, dans la situation inacceptable. Si la même chose se produisait ici, ça ferait la manchette des journaux. Bon, je commence. Je suis au centre-ville de Guatemala, la capitale. J’attends l’autobus pour la ville voisine, on est samedi. De l’autre côté de la rue, une forme accroupie sur le bord du trottoir attire mon attention. Beaucoup de gens observent, certains plus que d’autres, c’est une fille, une vingtaine d’années, un t-shirt gris sale, mais, à part le haillon, elle est toute nue. C’est une folle, me dit un voisin de trottoir. Personne ne bougeait. C’était hallucinant. L’effet du témoin à l’état pur : chacun se disait que quelqu’un d’autre s’en occuperait. Bien moi, l’effet du témoin…. Quand je vois une détresse, je fais ce que je peux pour aider, sans réfléchir, parfois à mes risques. Bon, pour faire court, je m’en suis occupé, une quarantaine d’heures, on était samedi. J’avais de quoi subsister avec mon travail, mais sans plus.
La fille regardait ses doigts en leur parlant. Je m’approche :
– ¿Cuál es tu nombre ?
– Maribel.
– Veux-tu que je t’aide ?
– Oui… manger.
– D’accord. Attends-moi ici.
Quinze minutes, boutique seconde main, jupe usagée. Retour au square, je lui ordonne de l’enfiler. Je me retourne par pudeur. Une soixantaine d’hommes l’observent cacher sa nudité. Certains m’approuvent d’un signe, d’autres m’envient en silence, les yeux lourds de désirs inavoués.
On prend l’autobus. On nous fait vite une place. Maribel parle fort en crachant par terre. En sortant de l’autobus, elle urine sur le trottoir. On nous regarde. J’aimerais être invisible. Une pension familiale discrète où je suis connu. Une chambre dans le coin le plus retiré. Après une douche, je l’enveloppe dans une couverture, l’installe sur le lit et sors acheter de quoi manger. À mon retour, elle a uriné dans le lit. On s’installe par terre. Maribel mange avec ses doigts et s’essuie les mains dans ses cheveux. Oui, elle connait l’asile. Oui, elle veut bien y retourner. Lorsqu’elle s’endort, je sors chercher de l’aide. À l’église évangéliste, quatre dévots veulent prier, à genoux autour de son lit. De vrais fous ! Une église catholique m’offre quelques dollars. Lundi matin, j’entre à l’asile avec Maribel. Je la sens se crisper, elle tente de me mordre. Le médecin nous rencontre. Je raconte l’histoire. Il ne pourra pas l’interner, car je suis spectateur, pas de sa famille. Sourire complice, « Je vais laisser Maribel en face des portes de la cantine d’ici quinze minutes. » Sourire entendu, « Je pourrai alors légalement faire quelque chose. »
L’itinérance ? Certains politiciens (dont Trump) promettent de s’en occuper. Mais toi, face à une telle détresse, qu’aurais-tu fait ?.