Une meilleure version de lui-même (3 de 8) | Muet au Bla-Bla

Date : 21 mai 2013
| Chroniqueur.es : Evelyne Papillon
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La dernière fois, j’avais amené Vincent au cinéma. On avait passé du bon temps, mais j’étais déçue qu’on n’ait pas parlé du film plus que ça. C’est important pour moi que mon homme me fasse la conversation. Il a un léger blocage à ce niveau. Je ne sais pas d’où ça vient. Question de chromosomes? Non, tous les hommes ne souffrent pas d’incapacité à verbaliser leurs idées et leurs émotions. En fait, Vincent économise les mots. Il a peur d’en manquer, alors il les stocke dans un racoin de ses cordes vocales et je parle toute seule pendant une heure pour compenser ce mutisme.

J’ai décidé de l’inviter au Café Bla-Bla, un endroit idéal pour placoter, le nom le dit. La musique est agréable, la bouffe est bonne et ça peut être intime si on arrive aux bonnes heures. Je me dis que j’aurai peut-être droit au récit de son enfance. Il me parlera certainement de ses rêves. J’en apprendrai davantage sur ses passe-temps. Je veux jouer à Janette veut savoir et lui offrir un petit café avec la voix désagréable de Guy A. Lepage. Je veux des révélations. Je serai tout ouïe.

On s’installe en haut, au fond, près du miroir qui agrandit la salle. Il a pris la banquette. Peu délicat, mais je suis une femme moderne, ça ne m’insulte pas vraiment. Je ne le traiterai pas non plus de sale macho s’il paie. Eh puis, je veux qu’il tombe sous le charme du resto, de la ville, de moi. Allez, prends la banquette, fais-toi plaisir. Plus tard peut-être me prendras-tu sur ta banquette d’auto, qui sait?

Vincent commande un hamburger et moi, une salade mielleuse. Entre la moquerie et le reproche, je lui lance : « Tu n’avais pas envie d’essayer quelque chose de différent? » Il me sort cette vieille blague : « La salade, ça fait engraisser. Ben oui, tu remarqueras, c’est les gros qui mangent ça! » Je grimace. Il se trouve bien drôle. Elle est excellente, ma salade, bien meilleure que sa blague. Avec le morceau de pain au fromage de chèvre et son filet de miel, elle est divine. Lui semble surpris de son hamburger, qui ne goûte pas comme ceux du McRot. Je dis : « Voyons! C’est le but, mon amour. Fait maison, c’est bien meilleur! »

« Ben moi, je le trouve bizarre et je préfère les autres. », réplique-t-il. Je me rends compte qu’il n’est pas préoccupé à l’idée d’encourager des restos qui causent un dommage herculéen (ou hulkien, choisissez votre héros) à notre belle Terre. Je laisse passer l’affaire, un peu déçue.

Il mange plus vite que moi. Je suis gênée, je pigrasse dans mon assiette pendant qu’il s’emmerde. En attendant, il me demande où sont les toilettes. Je lui explique qu’il faut descendre les marches. Pendant que je finis ma salade, je me pose des questions. Pas le même rythme, pas la même envie de partage, pas les mêmes goûts… ça promet, nous deux.

Vincent revient, souriant. Je dis qu’on devrait prendre un dessert. J’ai la dent sucrée, le filet de miel ne m’a pas rassasiée. Il m’avoue ne pas aimer le dessert, tout en précisant que je peux en prendre si je veux. J’ai encore l’impression qu’il m’attend, alors je stresse. Mais je veux étirer ce dîner et bombarder Vincent de questions. On ne se rendra pas au générique de notre sortie avant que tu m’aies parlé, cowboy solitaire.

Je commence : « Est-ce que tu aimais le dessert quand tu étais petit? »

« Peut-être, mais ça fait des années que ça me tombe sur le cœur. Même à ma fête, ma mère fait toujours un gâteau… que je ne mange pas. Les invités sont contents. »

« Qu’est-ce que tu aimes le plus manger alors? »

« La viande sauvage, c’est dur à battre. Mon père chasse, donc j’en ai plein mon congélateur. »

« Fait que tu es plus sel que sucre, plus viande que légume. »

« Oui, on peut dire ça de même. Mais mange ton dessert, là! », s’impatiente-t-il comme si j’avais quatre ans.

« Sinon quoi? Je n’aurai pas de dessert? »

« Mange, c’est tout. », fait-il en roulant des yeux.

J’ai compris, il est un peu tanné quand même d’être ici. Il flaire que je tente de le faire parler et se sent pris. Ça donne une conversation insipide, superficielle. Il s’ouvrira dans un contexte naturel et non si je lui tords un bras. Comme j’aime sa présence et que je veux vraiment que ça marche entre nous, je me tais. Je mange mes émotions sous forme de pouding chômeur à l’érable. Surtout ne pas effaroucher mon mangeur de viande.

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