Aoûtement dans la lumière des verges d’or

Date : 19 octobre 2023
| Chroniqueur.es : Nicolas Beaudoin
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On dit qu’elles prennent des millions d’années à se former dans leurs pouponnières qu’on appelle des nébuleuses. Les étoiles émettent leur propre rayonnement par un processus de fusion nucléaire qui transforme l’hydrogène en hélium. On dit aussi qu’elles mettent des millions d’années à s’éteindre par l’épuisement de leur réserve d’hydrogène. C’est alors que de nouveaux éléments plus lourds seront fabriqués, éléments qui féconderont d’autres mondes : le fer, le chrome, le titane, le cobalt, le nickel, etc.

J’entendis un battement, un murmure, grave, sourd, saccadé. C’est le ruisseau en contrebas qui parlait en glissant dans les cavités que formaient les roches. La lumière perçait la nef des arbres et formait sur le sol des taches de clarté passagères, une dentelle de lumière qui se tissait et se défaisait selon les conditions du vent et du jour. Je contemplais le ruisseau, son eau agitée, mais calme. Cette eau, qui passait immobile, chuchotait l’illusion du temps. Dans cette eau, j’entendais ma propre rivière jaillir des entrailles de la Terre où elle avait été enfermée.

J’étais au commencement du monde. Devant moi je l’aperçus, le trône où toute la lumière du monde se jetait, entrant par une trouée dans la forêt où gisaient deux pruches géantes. Je me mis à pleurer, à crier, je me mis à genou et je dis « Comme tu es beau ! », comme pour adorer ce dieu, ou cette reine, ou cet esprit qui m’apparaissait. Je pensai à André, décédé 29 ans plus tôt. 

De grands vents avaient déraciné les pruches. L’une était au sol déjà. L’autre n’en finissait pas de mourir, elle s’appuyait sur des arbres plus loin, elle refusait de se rendre. Dans sa chute qui durerait des années, elle s’accrochait encore au ciel. Le tout composait un tableau d’une beauté sublime d’où émanait la force du vent, mais aussi celle des arbres qui semblaient entre la vie et la mort et qui de leur mort même criaient leur formidable puissance et rappelaient tout le temps qu’ils avaient entassé dans leur tronc et leur ramure. Il fallait donc que ça commence là où ça s’arrête, dans une explosion d’écorces, dans les grandes déchirures et les débuts de fin du monde d’un aoûtement quotidien qui soudainement se déclarait à moi et réclamait mon couronnement, depuis les confins de l’absence qui nous ronge les os, vers la présence qu’on attend comme le dégel.

Les racines retournées des pruches avaient formé une petite alcôve, presque une chapelle. Il y avait là quelques objets, les restes d’un feu et un disque vinyle à demi fondu : Hymne à la nature. Les neiges de Finlande et de Norvège. Il se faisait ici des rituels, des cérémonies secrètes, de grandes pendaisons de crémaillère sylvestres, on devait y prêter des serments décisifs. 

Nous étions à la fin de l’été, les verges d’or commençaient à briller au soleil déclinant des soirées d’août. C’était le mois de ma naissance. Je n’avais jamais arrêté de me mettre au monde. Cela peut prendre des millions d’années pour s’enfanter, pour accéder à soi-même, pour gravir la montagne jusqu’à se rencontrer, pour se déprendre de ce qui nous empêchait d’être. 

Ce jour d’août 2023 marquera une certaine naissance qui n’est pas la première et qui ne sera pas la dernière, sans doute. Il me fallut tout ce temps pour arriver à ce qui commence, pour arriver à moi-même. André était un ami de mes parents. Au printemps de ma vie, à l’époque du cégep, je travaillais chez lui en l’aidant pour de menus travaux. Nous nous aimions bien. Il mit plusieurs années à mourir, vivant pendant ce long temps un lent processus de croissance, jusqu’au moment ultime. La veille de sa mort, je le vis une dernière fois. Il était beau, il souriait, il baignait dans une lumière blanche qui m’enveloppait doucement, c’est comme si cette lumière émanait de lui, comme d’une étoile. Sans le dire, nous savions que nous nous disions adieu. Il était au mois d’août de sa vie, à la fin de son été. C’est comme s’il me disait « Bonne route ». André était né le même jour d’août que moi, en 1947. Sans le savoir, il m’aura fécondé symboliquement. Il est mort à 47 ans d’un cancer, en 1994. J’aurai eu 47 ans cette année. Dans la lumière des verges d’or.

 

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