« Vous êtes vivants, vivez ! »

Date : 28 décembre 2023
| Chroniqueur.es : Nicolas Beaudoin
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Piranga écarlate - Crédit photo : oncle de l’auteur

Il était un oncle, un frère et un ami. C’était une des figures qui peuplaient la scène archaïque de mon enfance, mais j’aurai commencé à le connaître véritablement à l’aube de la trentaine. On attendait le dégel, j’avais pris la mauvaise route depuis Montréal, et après un détour par Sorel, j’avais fini par arriver chez lui, à Granby, dans la singulière oasis qu’était sa maison. Il y avait ce soir-là ma cousine, ses enfants, mon cousin et mon père. Son logement en haut d’un duplex sentait bon le bois qu’il avait travaillé, la brique qu’il avait découverte et le souper qu’il avait cuit dans le gras de canard, fruit de la longue alchimie d’une vie à cuisiner. Quand on allait chez lui, on rentrait un peu chez soi. La clé des champs se trouvait au-dessus de sa porte. On se pointait quand on voulait.

Le rituel était toujours le même. On échangeait quelques mots pour rire, pour commencer. Cet humour où se mêlait notre tendresse et notre créativité du moment était une forme de politesse rendue à la chance de se retrouver. On ouvrait ensuite une bière, et puis il écoutait. On prenait notre temps, on discutait, on mangeait bien et on fumait. Il nous restait toujours du temps, il y avait toujours de la place entre nous pour se déposer.

Mon oncle et ami a vécu et est mort librement. De la maison, il passa à l’hôpital des suites d’une infection qui s’installait dans son corps que le cancer avait envahi. Il refusa de se soumettre aux lourds dispositifs médicaux qui auraient prolongé sa vie. Il reçut l’aide médicale à mourir moins de deux semaines après son admission à l’hôpital. 

Cet événement a suscité une triple révolte. À côté de celle, toute humaine, devant le scandale de la mort en elle-même, il y avait aussi la révolte face au caractère programmé de sa mort. Dans les trois jours séparant sa décision du moment ultime, certains auront vu leur impuissance se transformer en colère. J’imagine que nous vivions un peu de ce que connaît le condamné à mort attendant l’exécution, c’est-à-dire l’attente insupportable de la fin qui bouche l’horizon de l’avenir. C’est qu’en temps ordinaire, ne sachant pas exactement quand ce sera fini, nous pouvons continuer d’espérer et imaginer une forme ténue d’avenir avec la personne qui nous quitte, si précaire cet avenir soit-il. Une troisième révolte couvait également. Certains l’auront aussi vécue, de se dire que notre ami, notre oncle, notre frère faisait désertion. Il quittait le pont d’un navire qui prenait l’eau de partout. 

Mon oncle nous a laissés comme il a vécu, à travers une cérémonie où le nom de Dieu était absent, quelque part dans un parc nature, dans l’incandescence mouillée d’octobre. Son athéisme n’était pas une forme d’arrogance de la raison humaine qui refuserait de reconnaître ses limites. Je crois qu’il préférait aux dogmes le patient tâtonnement de nos dispositions humaines et qu’il refusait les injonctions déshumanisantes ou les idées fossilisées du bien.

Il avait néanmoins le sens du sacré. Cela se voyait souvent dans le soleil de ses yeux mouillés lorsqu’on touchait à quelque chose de beau et de vrai, jusque dans des gestes qu’il avait, comme lorsqu’il tenait entre ses doigts la tige d’une plante pour nous montrer ses caractéristiques. La délicatesse du geste épousait alors la fragilité de la forme de vie qu’il nous enseignait. Toute sa manière d’être traduisait sa longue fréquentation avec les choses et les outils qu’il avait maniés, ou avec les lectures qui lui avaient fait pousser un cœur intelligent. 

Sa cérémonie d’adieu était pleine de sérénité, égale à celle qu’il avait eue jusque dans sa mort. Ses enfants avaient exposé des fragments de ce qu’il avait photographié, disposé de ses livres qui nous étaient donnés, ainsi que des extraits de ses lettres, lui qui avait le don de ramasser une sagesse en quelques mots, tels des haïkus façon québécoise. Par petites tranches, on pouvait plonger notre regard dans le regard de notre ami, comme une manière fraternelle de vivre ensemble un dernier moment de complicité. Cette cérémonie de la vie nous invitait à nous souvenir de notre ami comme un sujet, de même qu’il nous invitait lui-même, avant de partir, à être les sujets de nos vies, lui qui nous avait dit, en guise d’adieu : « Vous êtes vivants, vivez ! ». 

De lui à moi, j’emporterai comme viatique le souvenir de son courage de vivre et de mourir, et cette attention et cet amour portés à chaque instant de la vie. « Laisse courir le cheval de tes passions, m’avait-il dit un jour, elles te reviendront toujours. »

Photo : Piranga écarlate – Crédit : oncle de l’auteur

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